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— Parce que ?

— Nous ne faisons rien pour cela. Nous ne le désirons pas.

— Les Barbares ont dû dire comme vous.

— Pas tout à fait. Ils brisaient les œuvres d’art : nous les achetons.

— Comment pouvez-vous admettre que votre patrie pourra manquer, toujours, de génies créateurs ? Vous acceptez qu’elle n’ait qu’une civilisation moindre ? Toute matérielle ?

— Oui, surtout matérielle, nos profits nous permettant de jouir, comme d’un luxe, des arts qui n’auront pas fleuri chez nous. Nous buvons votre Champagne : c’est la même chose. J’accepte très bien l’idée d’une Amérique tributaire de quelques nations anciennes, pour les jeux de l’esprit.

— Ce que vous appelez jeu, c’est la vie même. Je vais vous dire le rêve que j’ai fait. Je suis, pour vous, plus ambitieux que vous.

Ma voisine, Américaine, écoutait de ses deux yeux où il y avait une mine d’or et une forêt mêlées ; tandis que mon interlocuteur, comme un taureau qui va charger, baissant un peu sa face carrée, coiffée d’une lamelle de cheveux noirs, fixait sur moi des prunelles non habituées aux nuances, et qui ne cessaient de dire : « Non, non, non. »

— Pourquoi pas ? Vous dites que l’éducation, l’exemple, la lecture des journaux, le besoin de luxe, développent jusqu’à la folie l’ambition de la richesse, et que toute la puissance des esprits américains est captée par les affaires. Vous faites de l’hyperbole, tout simplement, comme les poètes. Vous oubliez de quels élémens votre peuple est fabriqué. C’est un alliage où il entre de tout. Il n’est pas possible que, de tant de races qui se rencontrent ici, et se fondent, quelques hommes ne naissent pas, doués du génie qui fait les grands poètes ou les grands peintres. Je suppose qu’ils naissent. Que leur faut-il pour devenir illustres ? L’admiration ? Ils auront celle des femmes américaines qui ont cent fois plus de culture que leurs maris. Elles proclameront que ce livre est très beau et que ce panneau décoratif est une merveille. Elles y mettront la passion de la découverte, et la ténacité de l’amour-propre. Et les hommes ne tarderont pas à les croire, et à répéter : « Nous avons de grands artistes, » non parce qu’ils goûteront le livre ou la peinture, mais par patriotisme, et parce que les Américaines l’auront dit. Alors, le monde sera averti et sommé de ne pas marchander son admiration à