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bateau, joue l’hymne américain. A peine la dernière phrase musicale a-t-elle commencé de courir sur les eaux, qu’un clairon, du milieu du bateau, derrière le piquet des fusiliers, salue à son tour le héros. Il l’appelle. Il jette aux collines d’en face, par deux fois, une plainte déchirante, et ces notes prolongées, d’une tristesse inattendue, m’émeuvent. J’admire ce peuple où se fait passionnément, en toute occasion, l’éducation du patriotisme. Je sais qu’il a une marine redoutable, dont les équipages, autrefois très mêlés d’étrangers, sont aujourd’hui presque entièrement américains. Je pense que ce salut au fondateur des États-Unis, il n’y a pas un grand ou un petit bateau passant en vue de Mount-Vernon, qui ne l’adresse à sa manière, chacun ayant à bord une sirène, un sifflet, un drapeau étoilé, ou un marin levant son bonnet. C’est une chose émouvante de voir grandir un pays. Et nous qui avons tant d’ancêtres, tant de héros tombés pour la patrie ! Chaque colline et chaque plaine de France abrite un mort glorieux ou plusieurs inconnus qui ont peiné et mérité. Nous pourrions aller tête nue par nos chemins, et le clairon pourrait tourner dans tous les sens son pavillon. Tant d’amour qui servirait encore ! Passé précieux et gaspillé ! L’Amérique ne laisse pas perdre une parcelle du sien. Nous descendons dans des canots automobiles qui nous mènent à terre. Les groupes s’engagent dans les allées d’un parc en pente rapide, les unes décrivant des lacets à travers les bouquets d’arbres, et la plus grande, carrossable, montant presque droit, avec sa large banquette de briques posées sur champ. J’imagine les attelages et les lourdes berlines du seigneur qui habitait là-haut. A présent, cette avenue ne connaît plus le poids des roues, à moins que ce ne soit d’une charrette de feuilles mortes ou de foin ; le tombeau du maître est à mi-colline, chapelle rouge dans la verdure ; il ne vient plus que des visiteurs, par la voie du fleuve, et la maison est à jamais inhabitée. La maison, longue, plate et blanche, posée à la crête du plateau, regarde, par-dessus les pelouses, tout un pays, les eaux coudées du Potomac, et les forêts qu’en s’écartant elles enveloppent et limitent de leur lumière. En arrière, elle a son accompagnement obligé de dépendances et de communs, son village, ainsi qu’on peut le voir, aujourd’hui encore, dans les domaines seigneuriaux d’Angleterre, cuisines, maisons du jardinier, boulangerie, et dix autres pavillons, y compris celui qui servait à fumer les jam-