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le grand voile, toujours flottant sur les villes, est clair au-dessus de l’East River, clair au-dessus des quartiers qui sont au delà, mais non d’une seule teinte, comme est la vapeur rouge au-dessus de notre Paris. Par endroits, en beaucoup de ces avenues, de ces rues et de ces carrefours étendus devant moi, les lampes sont bleues, ou orangées, ou d’un or très pâle, et je ne puis dire la douceur de ces ilots d’une clarté de jour, d’une clarté matinale, dans la nappe couleur de nacre étendue entre la ville et la nuit.

Mais que d’hommes doivent souffrir et mourir pour que New-York soit ainsi parée !

Washington, 29 avril. — Un de ces hommes qui excellent à tout mettre en formules, et qui se donnent à bon compte une réputation d’originalité, m’avait dit : « Ils gâchent tout, la campagne d’abord ; elle est cultivée quelquefois. » J’allais avoir l’occasion de juger ce jugement. Nous partions, hier, de New-York pour Washington, où la Délégation doit être reçue par le Président. Le pays est d’abord marécageux. La ligne des rails passe au milieu de bois inondés, futaies abandonnées, où la gelée et le vent bûcheronne seuls, cassant par la moitié des baliveaux de chêne qui tendent leur perchoir mort aux aigles de passage. Beaucoup de bouleaux, signes d’un sol médiocre, quelques hêtres, et des pâtures sauvages, où les plantes à larges feuilles, les roseaux et des buissons crépus font des îles nombreuses et d’un sombre vert parmi l’herbe nouvelle. Le vent était brutal, le vent de fin d’hiver qui secoue et déroule les bourgeons. Çà et là, des essais, non pas de culture, mais de villégiature : deux, quatre, dix villas posées dans une clairière sèche, et qui ne diminuaient point l’impression de solitude, et n’éveillaient pas même dans l’esprit le désir prompt à s’échapper, prompt à revenir : « Si j’habitais ici ! » Non, pas même un dimanche. J’étais las de regarder ces étendues sans mouvement, qui n’ont ni passé, ni avenir, semble-t-il, et qui ne sont que des déserts, et des filtres pour l’air et pour l’eau. Mais, à une heure environ de New- York, voici que la terre se met à onduler, d’un beau mouvement de houle atlantique, régulier et large d’épaule. Les forêts s’éloignent jusqu’à ressembler à de l’herbe au sommet des dernières collines. Partout des pentes labourées, des fromens jeunes, des avoines, champs que rien ne sépare l’un de l’autre, ni haie, ni barricade, et que