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dans toutes les familles, comme chez nous la Vie dévote ou l’Imitation. Or, ce livre fameux ne fait que démarquer le Pèlerinage de la Vie humaine de Guillaume de Deguileville : Bunyan le connaissait pas la version en vers du cordelier Lydgate. Ainsi nous recevons la lueur d'étoiles depuis longtemps éteintes. Ce n'est pas un petit honneur pour un moine de Châalis, que d'avoir inspiré une des pages les plus exquises de la peinture vénitienne, et le manuel de piété qui fut pendant deux siècles, en Angleterre et jusque dans les Etats-Unis, le bréviaire de la conscience puritaine...


Mais la Renaissance arrivait. L'abbaye entre dans une phase nouvelle d'existence. La monarchie s'italianise, Châalis s'italianise aussi. Grande révolution dans le régime intérieur : le couvent tombe en « commende, » c'est-à-dire que l'abbé ne l'est plus, en réalité, que des rentes de l'abbaye ; au lieu d'être, comme autrefois, le Père de ses moines, choisi par eux, vivant près d'eux, il n'est qu’un étranger, souvent même un laïc, touchant leurs revenus et faisant chère lie. On pouvait cumuler plusieurs de ces « bénéfices. » Le Roi les donnait à sa guise, aux favoris naturellement, voire aux favorites. Henri IV, le bon compère, ne se fera pas faute de colloquer en menus cadeaux des abbayes à ses maîtresses : la belle Gabrielle est quatre fois Madame l'abbesse. Et il ne lui en coûte chaque fois qu'un poupon. La piété en souffrait, mais l'usage tolérait. C'est un genre de malheur auquel notre opulente maison était plus exposée qu'une autre. Aussi cette grasse proie n'échappa-t-elle pas longtemps. Mais tout ne fut pas perdu pour elle par ce nouveau destin : elle échut entre les mains du cardinal de Ferrare.

Cet archevêque de Milan était le fils d'Alphonse d’Este et de Lucrèce Borgia. Le Roi, dit le rédacteur de la Gallia Christiana, ne pouvait qu'accabler de ses dons un prélat de si haute naissance. La réalité est moins simple. Les Este, pris à Ferrare entre le Pape et l'Empereur, n'avaient d'autre salut que de s'appuyer sur la France. Ils sont nos partenaires dans nos campagnes d'Italie ; on le vit bien à Ravenne : l'artillerie ferraraise y fit pour nous merveilles, en écrasant à point nommé les troupes de la Sainte Ligue. Pour sceller cette alliance, le duc Alphonse, après Marignan, demanda au vainqueur la main de sa belle-sœur, fille de Louis XII, pour son aîné Hercule. Cette Renée de France, faite ainsi duchesse de Ferrare, était une petite femme malingre, un peu bossue et, pour comble de disgrâce, une âme religieuse : elle devait faire mauvais ménage avec des Italiens. Elle