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euclidienne. Cela ne veut pas dire que les vérités géométriques puissent être démontrées ou infirmées par l’expérience : nos instrumens, nos sens sont imparfaits tandis que dans un théorème géométrique ce qui n’est qu’à peu près vrai est faux : si donc nous mesurons avec un instrument la somme des angles d’un triangle tracé sur le papier, nous ne la trouverons jamais rigoureusement égale à deux droites. Tantôt nous la trouverons un peu plus petite, d’un millionième, d’aussi peu qu’on voudra, mais enfin plus petite, ce qui vérifierait un théorème de la géométrie lobatschefskienne, tantôt un peu plus grande, ce qui est conforme à la géométrie de Riemann. L’expérience ne peut donc pas démontrer la vérité exclusive de la géométrie euclidienne, et celle-ci, au même titre que les autres, est avant tout un édifice de la logique formelle. Si l’attitude euclidienne est innée en nous, c’est uniquement sans doute à cause de l’expérience ancestrale, parce que le cerveau des hommes s’est peu à peu adapté aux conditions du monde extérieur par sélection naturelle, et que la géométrie euclidienne s’est trouvée être « la plus avantageuse à l’espèce, ou, en d’autres termes, la plus commode. »

Si dans les sciences mathématiques la déduction est presque tout, le fait presque rien, c’est l’inverse que nous voyons dans les sciences d’observation. La déduction pure ne pouvait nous renseigner sur la Nature que d’une manière indirecte, et par cela seulement que notre esprit s’est adapté à elle peu à peu dans le cours des âges de façon à nous harmoniser au monde extérieur avec le moins de heurts possibles. Dans ce sens, certes, l’étude seule de notre propre esprit nous renseigne indirectement sur l’Univers de même que la forme d’une blessure mortelle renseigne le médecin légiste sur l’arme qui l’a faite et sur le geste de l’assassin. Mais ce renseignement est non seulement indirect, il est incomplet, car il ne nous apprend rien sur celles des choses extérieures qui étaient indifférentes à l’adaptation de l’espèce, et qui sont précisément les plus nombreuses. Et c’est pourquoi les découvertes que feront les sciences expérimentales sont indéfinies, tandis que celles des sciences purement déductives sont sans doute limitées. Mieux vaut regarder que raisonner, et c’est dans ce sens que Poincaré l’entend sans doute lorsque, étudiant la méthode des sciences physiques, il écrit : « L’expérience est la source unique de toute vérité ; elle seule