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du pur esprit qu’on voulait nous montrer retiré comme un colimaçon monstrueux dans les volutes de sa pensée inaccessible ! Il eut d’ailleurs cette bonne fortune de vivre dans le milieu le plus favorable au travail créateur, dans une atmosphère de silencieuse affection et de quiétude discrète que de douces mains de femmes surent tisser autour de lui.

Henri Poincaré était sensible à la beauté sous toutes les formes, pourvu qu’elles fussent nobles : musique, peinture, poésie, étaient ses délassemens préférés. Quant à la science elle-même, nous verrons qu’il l’a surtout aimée pour les ravissemens esthétiques qu’elle lui procurait. Une boutade de lui que nous rapporte M. Sageret montre bien le spirituel dédain avec lequel il négligeait ce qui n’était pas la science pour la science, ou, si j’ose employer cette nouvelle formule, la Science pour l’Art : Le directeur de l’École supérieure des Télégraphes lui avait demandé de traiter en une conférence une question très ardue relative à la propagation du courant électrique dans les câbles. Poincaré accepte et résout le problème d’emblée, sans avoir eu le temps de l’étudier. Félicitations du directeur : « Oui, réplique Poincaré, j’ai bien trouvé la valeur de L, mais s’agit-il de kilogrammes ou de kilomètres ? » Inutile d’ajouter qu’il savait fort bien de quoi il s’agissait.

Pour être complet, il nous faudrait rappeler ses études brillantes, sa prodigieuse faculté d’assimilation, — il a suivi tous les cours de mathématiques de l’École polytechnique sans prendre une note, non qu’il retint les démonstrations, mais parce qu’il savait les retrouver par le seul raisonnement ; il nous faudrait rappeler qu’il fut un fort en thème, mais qu’est-ce que cela prouve ? La généralité des forts en thème n’a guère laissé de trace dans ce monde, car autre chose est d’assimiler, autre chose d’inventer, et nous savons des savans de génie qui n’ont pas réussi à se faire recevoir agrégés de l’enseignement secondaire.

Pour être complet, il nous faudrait enfin parler de sa carrière, de son élévation aux plus hauts grades, aux honneurs les plus recherchés de la société. Mais cela importe peu ; il n’y a pas de commune mesure entre Poincaré et beaucoup d’autres hommes dont les grades et les titres dans la fourmilière sociale furent pourtant équivalens aux siens, et dont parfois, comme a dit je ne sais plus qui, la suffisance cachait mal l’insuffisance. Poincaré, au contraire, n’attacha jamais aux honneurs une impor-