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vité créatrice, de vigueur intelligente, de force morale, dont la maîtrise sans cesse renouvelée restait égale à elle-même, alors nos regrets sont sans bornes ; il s’y mêle une sorte de colère douloureuse contre la fatalité, car ce que nous perdons, c’est l’inconnu, ce sont les espoirs sans limite, les découvertes de demain, que celles d’hier nous promettaient.

A l’étranger, la perte de Henri Poincaré n’a pas été moins ressentie qu’en France. En Allemagne, où Poincaré, sur l’invitation des Universités, alla à diverses reprises exposer ses travaux en de lumineuses conférences, — et ces croisades intellectuelles étaient une de ses joies les plus chères, car c’est aussi annexer un peu les peuples que de les conquérir par le talent ! — on avait pour lui une admiration sans réserves ; les philosophes, les mathématiciens, les astronomes allemands l’appelaient « die erste Autorität von dieser Zeit. » — Et voici ce qu’écrivait, il y a quelques jours, un des plus éminents astronomes américains, le professeur Moulton, membre de l’Académie des Sciences des États-Unis : « Bien que la France ait le grand honneur d’avoir produit cet homme admirable, ne pouvons-nous pas le regarder comme un génie mondial ? On devrait graver sur sa tombe les paroles que les Anglais ont mises sur celle de Newton : les mortels se félicitent de ce qu’un homme aussi grand a vécu pour l’honneur du genre humain. »

Pour avoir suscité de telles admirations chez les hommes compétens de tout l’univers, alors qu’il n’est même pas encore mort depuis un siècle ou deux, — ce qui est contraire à toutes les habitudes prises en matière de culte des grands hommes, — il faut vraiment que l’œuvre de Poincaré soit puissante et belle. Mais avant d’y jeter un coup d’œil, le coup d’œil du scarabée sur le chêne superbe, arrêtons un instant nos pensées sur la rêveuse et captivante figure de ce maître aimé.


i. — l’homme et le savant


Avec son visage au teint coloré, sa barbe grisonnante dont l’ordonnance n’était point toujours parfaitement géométrique, ses épaules courbées comme sous le poids tenace des pensées, Henri Poincaré donnait dès l’abord une impression singulière de spiritualité et d’impérieuse douceur. Mais deux choses surtout frappaient en lui : la voix qu’il avait grave et musicale.