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faite de la justice du Christ. C’est oublier aussi que cet esprit toujours en mouvement et en travail ne cessait de chercher le principe qui unit tous les élémens de sa pensée. En 1545, jetant un regard plus calme sur le passé, le réformateur pouvait écrire avec vérité : « Comme Augustin, j’ai été du nombre de ceux qui ont progressé en écrivant et en enseignant. » En vain cherchera-t-on dans les premières œuvres de Luther ces crises d’idées qui jettent l’âme dans des voies nouvelles. L’« hérésie » ne fut point chez lui l’éclair qui déchire et qui embrase, mais la lumière qui, lentement, insensiblement, se lève, non la rupture brusque avec le passé, mais la déviation qui détourne de la route que le passé même avait ouverte.

De 1509 à 1515, il a écrit, il a prêché. Nous pouvons suivre dans ces écrits ou ces sermons comme l’évolution de sa pensée religieuse. Il avait commencé par gloser le Lombard, saint Augustin, saint Anselme. Notes brèves qui n’en révèlent pas moins son premier stade d’esprit, la conciliation entre les deux grands enseignemens qu’il a reçus : la scolastique et l’augustinisme. A ses yeux, la grâce et le libre arbitre « s’accordent pour justifier et sauver l’homme. » « Doctrine admirable, déclare-t-il ! » Elle ne lui suffira pas longtemps. Le Commentaire sur les Psaumes (1511 à 1513) marque une étape. Dans cet amas de scholies, de paraphrases, de citations, écrites presque au jour le jour sur un vieux psautier, jetées pêle-mêle au bas des pages, sur les marges, entre les lignes, où se croisent des versets de la Bible et des vers de Virgile, des passages des Pères ou des explications des humanistes, c’est déjà, sous l’influence de saint Augustin et de saint Paul, une construction théologique qui s’ébauche. L’équilibre entre la doctrine de la grâce et celle des œuvres est rompu. Contre la croyance à la valeur de l’être humain, l’attaque est engagée.

Qu’est donc le christianisme ? Dans l’histoire, la religion de l’Esprit, de la grâce, de la foi, venant détruire la religion de la Lettre, de la contrainte, de la loi ; dans la conscience, l’épanouissement de l’être intérieur et spirituel que nous sommes appelés à devenir, par l’extinction de l’être extérieur et charnel que nous sommes. Mais, dans cette lutte implacable, que pouvons-nous ? Que valons-nous ? Nous croyons devenir justes en observant la loi, en pratiquant ses œuvres… Justice légale, justice humaine, qui sera toujours viciée par le mal inhérent à notre nature, le « sens