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évoluée : près des maisons à trente, quarante, cinquante étages, les fameux gratte-ciels qui accrochent les nuages, de vieilles petites bâtisses hollandaises, anglaises, normandes, les maisons des premiers débarqués subsistent ; à mi-hauteur, d’autres maisons de cinq ou six étages rappellent les modèles en usage dans les villes européennes ; si bien que le profil général de ces rues ressemble assez, — qu’on me permette une comparaison aussi triviale, — à un peigne ébréché, les maisons modernes aux dents longues, alternant avec les maisons anciennes usées et diminuées encore par l’insolente croissance de leurs voisines, toutes reluisantes d’acier, de fer et d’or.

Au pays des milliardaires, l’égalité des conditions et des chances aboutit à une prodigieuse inégalité des fortunes ; au pays de la « vie intense, » l’effort énergétique révèle certains symptômes de neurasthénie trépidante qui parait, de plus en plus, le mal du siècle et du pays ; l’émotivité religieuse produit ces épidémies de miraculés, qui, par leur nombre et leur intensité, ont fourni à William James tout un champ d’observations et une philosophie de la mind-cure, un peu surprenante pour nos esprits d’Européens ; la puissance redoutable des « machines » et du « Tammany » a conduit le régime politique et municipal à une sorte d’anarchie violente qui pousse un Roosevelt dans l’arène avec un programme où le mysticisme et le réalisme font le plus étrange apparentement. Enfin, si j’en crois certaines révélations qui m’ont été faites, signalant un mal non encore avéré, mais, parait-il, latent, la puissante organisation universitaire, due aux générosités insignes des milliardaires, couve une génération nouvelle d’intellectuels et de scientistes dont l’apparition prochaine ferait pâlir toutes les hardiesses du vieux monde. Sous les arbres à peine feuillus de ces Oxford et de ces Cambridge d’outre-Océan, une moisson nouvelle se prépare pour la plus grande surprise des hommes bienveillans, généreux, pacifistes, — et un peu trop riches, — qui l’auront semée.

Comment conclure, sinon par l’expression d’un fait incontestable : le peuple américain n’est pas encore formé ; l’idéal américain ne s’est pas absolument dégagé. L’effort est admirable ; il a donné des résultats merveilleux ; mais, pour que ces résultats se confirment et s’harmonisent, il reste un dernier progrès à accomplir, un dernier coup de pouce à donner.

Ce coup de pouce achèvera la statue et, sans altérer son