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Voulez-vous me permettre d’embrasser votre menotte… Oh ! comme vous êtes aimable !… Ce sourire est pour moi, vraiment ?

Étienne est troublé par ce sourire où il retrouve Marthe et qui lui remémore ses premiers émois. Son cœur est gonflé. Il est heureux et il sent des larmes venir. Son pauvre roman d’amour, dont les premières pages se sont si vite envolées au vent du mauvais destin, l’a rendu plus renfermé que jamais. Pour tout ce qui regarde le domaine, il est plein de zèle, d’une activité infatigable qui émerveille son père. Il est devenu vraiment le meilleur cultivateur de la contrée. Il a l’œil à tout. Gabriel peut s’en rapporter à lui. Rien ne cloche nulle part, et plusieurs améliorations, auxquelles Gabriel n’avait pas songé, ont été réalisées par Étienne. Il a fait ses preuves. Aussi, à la ferme, on lui obéit comme à son père. Ce qu’il demande est toujours juste… Mais pour tout ce qui concerne ses sentimens, il reste impénétrable. Sa mère ayant tenté de l’interroger sur l’avenir, il a tout de suite coupé court l’entretien ébauché :

— Laisse donc, mère, laisse donc, j’ai bien le temps ! Le plus tard sera le mieux !

Garderait-il l’espérance de reconquérir Marthe ? Madeleine Baroney en a peur. Étienne, à la vérité, n’a pas d’espoirs si précis. Sa rude déception l’a détourné pour un temps des préoccupations amoureuses, voilà tout. Il n’y pense pas. Il croit qu’il n’y pense plus. Son mutisme est là qui prouve le contraire. Son secret (le connaît-il lui-même ?) est sa persistante fidélité, moins peut-être à Marthe elle-même, qu’à l’amour qu’il lui avait voué. Étienne était un amant déçu et constant, pour sa vie entière peut-être. Mais jamais il n’eût osé chercher à revoir Marthe. Elle avait maintenant sa vie à elle qu’il devait respecter. Sa délicatesse de campagnard timide s’exprimait par le silence et par l’éloignement discret.

— Vous allez bien, Marthe ? Vous avez bonne mine.

— Une nourrice se doit à son nourrisson.

— Il vous fait honneur !

— N’est-ce pas ? Pauvre petite…

— Oui… pauvre petite !

Et tous deux en même temps pensèrent à Maxime, mari ingrat, père insensible, insensé ! C’était peut-être maladroit, grossier, mais Étienne ne put s’empêcher de poser la question qui lui vint à la gorge :