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— Vous avez raison. Si vous obtenez un peu de bonheur, il sera centuplé par ces bonnes dispositions. Et voyez comme la vie est logique ; elle vous apporte l’amour peut-être ? et tout un cortège de tracas ; puis, tout de suite, elle vous mûrit, elle vous arme pour que vous sachiez, à l’avenir, prendre mieux vos précautions.

La voix de Gabriel Baroney s’était faite plus grave pour prononcer ces derniers mots. Il y eut ensuite un silence ; il se leva, passa la main sur son grand front, saisit son chapeau qu’il avait posé sur un meuble en entrant, et se dirigea vers le vestibule. Avant de quitter Marthe, il se tourna vers elle, considéra un instant son visage que l’émoi embellissait et lui dit :

— Mon pauvre Étienne, lui aussi, va beaucoup souffrir… et il n’a rien à se reprocher… Mais je ne suis pas fâché d’avoir eu cet entretien avec vous. Nous avons remis les choses au point et, grâce à votre franchise, gagné du temps. C’est très bien d’être franc dans tous les momens dramatiques de l’existence, surtout lorsque cette sincérité peut réparer, — ça n’est pas toujours possible, — les désordres qu’entraîne l’orgueil mal dompté… Ah ! mon enfant ! méfiez-vous de l’orgueil… De ce pas, je vais voir mon frère Jérôme. Et peut-être lui parlerai-je de vous.

Marthe Bourin rentra à petits pas dans sa chambre. Ses yeux pétillaient presque, à son insu. Tout son jeune corps flexible se redressait comme l’arbuste après l’orage. Elle n’avait point quitté de la journée le petit tablier écossais à bavette qu’aimait son père et qu’elle avait revêtu pour le déjeuner. Ses poings se caressaient aux poches comme des oiselets dans leur nid. Elle s’arrêta devant l’armoire à glace et se sourit. Pourquoi se sentait-elle comme délivrée de tout remords ? Et même ce n’était pas le passé seul qui lui apparaissait sous un jour favorable, l’avenir aussi s’ouvrait, pour elle, tout illuminé.

Elle se permit alors de songer plus ouvertement à Maxime. Elle se souvenait de toutes ses paroles : « Laissez-moi vous reconduire… J’ai, du reste, beaucoup de choses à vous dire… Ce que vous avez fait est très brave et je vous en félicite d’autant plus que votre geste a été tout spontané… Vous ne pouvez pas aimer ce rustaud d’Étienne. Vous êtes trop fine pour lui. Il ne vous comprendra jamais. Il lui faut une fermière. Et, pour vous, je vois un jeune homme d’aujourd’hui qui sache s’habiller, causer, rire et surtout s’apercevoir que vous êtes charmante… »