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traversant la ferme de Filaine, il rencontra Étienne qui vint lui serrer la main :

— Il nous est né deux poulains, cette nuit !

— Bravo ! dit Jérôme, que la nouvelle ne toucha guère.

Enfin, il arriva dans la propriété. Il aperçut, au loin, les petites Solange et Gabrielle qui, coude à coude, se promenaient, sagement, sous les tilleuls dépouillés, serrées dans leurs manteaux. Des oiseaux, dans les arbres, fêtaient la venue prochaine des beaux jours. Le long de la terrasse de Filaine, un homme s’avançait lentement, à pas réguliers. Armé d’un long balai de bruyère, il dessinait tantôt vers sa droite et tantôt vers sa gauche, le large geste du parfait cantonnier. Arrivé au bout de sa tâche, il revint sur ses pas, à la recherche de la moindre brindille, fignolant dans les encognures, et entre les dalles. Il était si attentif à son travail que Jérôme put s’avancer jusqu’à lui sans être vu et s’arrêter pour le contempler et aussi pour ne point le troubler. C’était Gabriel Baroney. Quand il eut achevé son labeur, il s’appuya sur son balai comme sur une crosse, s’épongea le front et jeta autour de lui un regard satisfait. C’est à ce moment qu’il aperçut son frère :

— Ah ! bravo ! s’écria-t-il tout de suite, tu viens déjeuner… Brielle, Soso ! allez dire à maman d’ajouter le couvert du tonton prodigue.

Les deux fillettes vinrent embrasser l’oncle Jérôme, puis coururent faire leur commission.

Jérôme promenait sa main sur sa longue barbe et regardait son frère. Il finit par manifester son étonnement, le calme de Gabriel faisant un tel contraste avec sa propre agitation :

— Alors, tu balaies !

— Mais oui ! Et ce n’est pas une corvée, je t’assure ! Balayer est une de mes plus grandes joies sur terre…

— Il est certain que tu avais l’air véritablement heureux !…

— Quand je balaie, mon cher Jérôme, il me semble que je remplis un office sacré. Je songe qu’il y a au même instant des milliers et des milliers de gens qui font comme moi. Grâce à nous la Terre reste présentable. Nous sommes les humbles fonctionnaires de la propreté universelle… Au fond, n’exagérons rien, je n’en pense pas si long d’ordinaire. Mais, balayer est pour moi l’exercice le plus tonique. Tout le corps y participe et, comme il n’est pas pénible, l’esprit peut se livrer en même temps à sa petite gymnastique. Tu devrais en essayer…