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une pression par d’autres puissances. Il traitait avec moquerie la lettre où la Reine avait dévoilé à l’empereur Guillaume ses vives appréhensions contre une guerre injuste et inexplicable et l’avait conjuré de ne pas se charger de nouvelles et lourdes responsabilités, à la veille peut-être de rendre des comptes au tribunal de Dieu. Enfin, il se rejetait sur les ultramontains qui l’avaient accusé de vouloir la guerre à bref délai, et sur l’ambassadeur français qui, vivant dans ces milieux, avait transmis des mensonges de Paris comme nouvelles sûres et certaines.

Ces récriminations faites, il paraissait se calmer et se réjouir des démonstrations pacifiques de l’Europe, disant qu’il n’oserait pas engager son maître à faire la guerre immédiatement par le seul motif que l’adversaire n’était pas prêt, « car on ne pouvait jamais, en pareille matière, prévoir avec assez de certitude les voies de la divine Providence ! » Il se déclarait très heureux de l’alliance de l’Angleterre avec la Russie et faisait les plus amicales déclarations. Mais il avait de la peine à dissimuler son dépit. Devant ses intimes, il manifestait sa colère contre ceux qui l’avaient déjoué et notamment contre lord Derby qui avait, devant le Parlement anglais, confirmé officiellement l’Alerte et l’intervention amicale des puissances. Comme chancelier de l’Empire, il essayait de tenir la chose pour peu importante, « mais, disait lord Russell, derrière notre dos il s’emportait et jurait comme un damné. Il affirmait qu’il prendrait sa revanche contre ceux qui avaient fait échouer son plan. »

Bismarck tint parole. Il se vengea de Gontaut-Biron en obtenant de la France le rappel maladroit de cet ambassadeur qui avait pénétré et déjoué ses intrigues. Il se vengea de Gortchakof au Congrès de Berlin en faisant réduire les avantages remportés par la Russie dans sa guerre contre la Sublime Porte. Il se vengea de Morier en faisant diriger contre lui une campagne de presse des plus violentes, au moment où Morier occupait le poste d’ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Il l’accusa de manœuvres anti-allemandes et de sympathies ultra-françaises, lui attribuant le rôle d’informateur aux dépens de l’Allemagne. On sait que Morier se disculpa nettement de ces accusations, mais la haine de Bismarck n’en demeura que plus opiniâtre contre lui et tous les siens. Le chancelier se vengea aussi de Geffcken en le faisant arrêter et traduire devant la Haute-Cour de Leipzig