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Quand la paix fut assurée grâce à l’intervention du tsar Alexandre et de la reine Victoria, Bismarck changea son fusil d’épaule. Il accusa le maréchal de Moltke d’avoir voulu troubler la paix et, comme le constate Morier, Moltke devint le bouc émissaire. Furieux de sa déconvenue, le chancelier s’en prenait à tout le monde. Tantôt, il affirmait gravement à lord Russell que la presse berlinoise était entre les mains des Jésuites et échappait à son action. Tantôt, il reprochait au prince de Polignac, l’attaché militaire français dont il demandait le rappel, d’avoir osé « parler des tendances agressives des généraux prussiens. » Tantôt, il accusait Gortchakof d’avoir ourdi d’accord avec les Français une odieuse intrigue contre lui et d’avoir fait semblant de croire à des hostilités qui n’étaient que le fruit de ses propres chimères. Il lui reprochait, avec une ironie lourde, d’avoir donné à ses dépens une représentation de cirque et d’avoir voulu paraître devant la société française comme un ange gardien en robe blanche et avec des ailes, au milieu d’un beau feu de Bengale. Tantôt, il s’emportait contre la reine Victoria qui avait pris au sérieux de faux bruits transmis à Windsor, car s’il y avait eu quelque émoi en Europe, la faute en était au Times en particulier. Il se plaignait que la Reine eût, dans sa lettre à l’empereur Guillaume, fait allusion à des déclarations inquiétantes de l’ambassadeur allemand à Londres, le comte de Munster. Et tout en les niant, il les avouait ainsi : « Le comte de Munster peut, tout aussi bien que le comte de Moltke, avoir parlé à un point de vue théorique, académique, de l’utilité d’une attaque opportune à diriger contre la France, quoique je n’en sache rien… On peut dire que ce n’est pas un gage de paix que de laisser à la France la certitude qu’elle ne sera jamais attaquée, quelles que soient les circonstances et quoi qu’elle fasse… Mais il n’est pas utile de donner à l’adversaire l’assurance que de toute façon on attendra qu’il vous attaque. Aussi, ne suis-je pas disposé à infliger un blâme à notre représentant, s’il a parlé occasionnellement dans ce sens. » Bismarck reconnaissait indirectement le fait, et ses intentions hostiles contre la France s’étaient manifestées aussi bien par les paroles de Radowitz que par celles du comte de Munster. Il ne pardonnait pas à la reine Victoria, qu’il appelait « la dame exaltée, » d’avoir fait faire par son gouvernement des démarches peu bienveillantes envers le gouvernement allemand et d’avoir fait exercer sur lui