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trager le sens moral de l’Europe en attaquant une nation qui ne lui fait aucun mal et qui cherche à garder la paix. C’est alors que tous les États européens considéreraient l’Allemagne comme leur ennemie et que l’Allemagne verrait se former une ligue internationale qui mettrait en péril son Empire à moitié constitué. »

Il importe de rappeler, — et c’est ce qui fit impression sur Morier, — que le 21 avril précédent, dans un diner chez l’ambassadeur d’Angleterre, le comte de Radowitz avait, à propos des bruits de guerre répandus en Allemagne, manifesté de l’inquiétude sur la formation des quatrièmes bataillons en France. Le vicomte de Gontaut-Biron avait essayé de le rassurer en lui jurant que c’était une simple question de réorganisation militaire et nullement le désir de préparer des hostilités nouvelles. « Vous nous rassurez sur le présent, répliqua Radowitz, mais l’avenir, en répondez-vous ? Pouvez-vous affirmer que la France, ayant repris son ancienne prospérité et réorganisé ses forces, ne retrouvera pas alors des alliances qui lui manquent aujourd’hui, et que les ressentimens qu’elle conserve très naturellement pour la prise de ses deux provinces, ne la pousseront pas à déclarer la guerre à l’Allemagne ? Si la revanche est la pensée intime de la France, pourquoi attendre pour l’attaquer qu’elle ait repris des forces et qu’elle ait contracté des alliances ? Convenez en effet que politiquement, philosophiquement et même chrétiennement, ces déductions sont fondées et que de semblables préoccupations sont bien faites pour guider l’Allemagne ! »

C’était la pensée même de Bismarck que divulguait Radowitz. Il la divulguait un peu trop, car après l’échec de la menace, le chancelier irrité s’écria que, suivant son habitude, après le troisième verre, Radowitz avait exagéré son langage. Et plus tard, il dit à Hohenlohe : « Quant à Radowitz, même s’il s’est imprudemment avancé, Gontaut a eu tort de le rapporter. Le conseiller du bureau des Affaires étrangères n’est pas le ministre. » On comprend cependant que, devant la déclaration du diplomate allemand, Gontaut-Biron éprouva une indignation bien naturelle qu’il eut quelque peine à réprimer. Ayant repris son calme, il se borna à répondre que ce que l’on disait au sujet de la France, on pouvait le concevoir pour les autres puissances. « Vous êtes en paix avec la Russie, dit-il. Cependant, vous pouvez avoir des raisons de la redouter un jour et à vos yeux ce serait un