Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 11.djvu/112

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entendre aux Russes que l’Allemagne était prête à les laisser agir en Orient s’ils lui laissaient les mains libres en Occident. C’est ce que Gortchakof fit connaître lui-même à Morier aux eaux de Wilbad. « Ceci, remarque Morier, me donna l’occasion de lui faire observer que c’était un dogme de la politique prussienne de chercher à empirer les relations anglo-russes en Asie pour améliorer d’autant la situation allemande. Et sans nommer personne, je lui donnai, comme provenant d’un éminent homme d’État prussien, la substance de confidences qui m’avaient été faites par Schweidnitz. Je vis clairement qu’elles n’étaient pas choses nouvelles pour lui, mais il parut s’amuser de la naïveté des aveux faits à un diplomate anglais. Il dit seulement : « C’est une ficelle si facile à voir qu’on ne s’y laisse pas prendre ! » Et Morier conclut que Bismarck en avertissant la France de ne pas s’associer aux menées ultramontaines, ne cherchait qu’un prétexte pour fondre sur elle.

Déjà, le 19 mai 1874, Morier, conversant avec Hohenlohe, regrettait l’attitude rogue du chancelier à l’égard de la France, et émettait l’espoir que le nouvel ambassadeur à Paris saurait calmer les esprits inquiets. Hohenlohe reconnaissait lui-même que Bismarck semblait vouloir une guerre nouvelle, mais il disait que le danger disparaîtrait le jour où les Français cesseraient de crier à la revanche. Quelques jours auparavant, lord Russell avait interpellé le Cabinet britannique à la Chambre des Lords sur les difficultés apparentes des relations franco-allemandes et sur la possibilité de maintenir la paix. On avait, à Berlin, fait la plus grande attention à ce débat et on avait accusé Morier d’avoir excité Russell à interpeller. Bismarck se défiait de plus en plus du diplomate anglais et le faisait observer par ses agens et attaquer par les publicistes à sa solde. Morier ne se préoccupait pas outre mesure de cette animosité, et continuait tranquillement ses relations avec les personnes que le chancelier détestait le plus : Geffcken était du nombre[1]. Ce conseiller, très au courant de la politique allemande, le renseignait sérieusement. On en jugera par cette lettre, datée de Strasbourg le 27 mai 1875.

  1. Le docteur Henri Geffcken appartenait à la fraction conservatrice du parti libéral et jouissait de la confiance du Kronprinz. Ancien ministre résident hanséatique, il avait de profondes connaissances philosophiques, politiques et littéraires. Il écrivait dans nombre de journaux et Revues et était très opposé à la politique de Bismarck.