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entreprise de longue haleine et qu’il éprouvât ni difficulté à coordonner ses idées, ni scrupule à présenter un aperçu général. Nul n’eut moins que lui l’esprit fragmentaire. Il pensait au contraire par grandes masses, il voyait d’ensemble. C’était un trait essentiel de sa vigoureuse intelligence de n’être satisfaite que par cette impression de plénitude que donne la connaissance de ce qui a précédé, amené, déterminé un mouvement ; il fallait encore qu’il en suivît la lente décomposition jusqu’au moment où les forces dissociées vont se prêter à des combinaisons nouvelles. De très bonne heure il avait été en possession de ses idées maîtresses. Il ne s’y était pas entêté comme à autant de dogmes immuables ; il les avait sans cesse contrôlées, éprouvées, modifiées sur des points de détail, élargies et assouplies, mais sans jamais varier sur quelques principes qui ont été l’âme même de sa critique et lui ont imprimé sa forte unité. Alors qu’au grand public il offrait seulement des études séparées, il avait déjà composé pour lui et pour quelques-uns une histoire suivie de notre littérature : cela même explique que, dans chacune de ces études qui paraissaient au jour le jour, à propos d’un livre nouveau, au gré de l’actualité, on trouvât toute prête une telle richesse d’information, une si magistrale sûreté de doctrine, et de l’une à l’autre un lien si étroit. Cette histoire, c’était le cours qu’il avait professé à l’École normale, quoique temps après qu’il y fut nommé, et qui, commencé en 1886, se développa sur un espace de quatre années. Il s’était de tout temps promis de rédiger ce cours pour le public ; mais avant de lui donner sa forme définitive et de le présenter comme une histoire, il ne croyait jamais avoir réuni une documentation assez complète, ni donné à ses méthodes assez de précision.

Le jour arriva enfin, où il se mit au travail de rédaction. Sans doute ce qui avait levé ses dernières hésitations, c’est qu’il sentait ses années mesurées et ses jours comptés : les livres ont leur destin, et parfois il est tragique. Le mal qui déjà étreignait son corps avait laissé à son intelligence toute sa liberté et toute sa puissance. Je ne crois pas que jamais il eût rien écrit d’aussi large, d’aussi fort et d’aussi achevé que ces études sur Ronsard, sur Rabelais, sur Montaigne, parues ici même, et qui allaient devenir des chapitres de son livre. Par là on peut apprécier ce qu’eût été, si le temps lui en eût donné le loisir, cette « Histoire » entièrement écrite par lui, et amenée à son point de perfection. Lui-même en avait fait paraître deux fascicules ; un troisième. — publié avec un soin, un souci d’exactitude, et un goût au-dessus de tout éloge par M. Michaut, le savant