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l’art byzantin et dans l’art arabe, l’Occident était conquis pour toujours à la statuaire. C’est l’époque où les provinces du Nord prennent à leur tour la direction du mouvement artistique : c’est alors que le frère Martin sculpte l’admirable tombeau de saint Lazare d’Autun et que « le maître des deux Madones » embellit le portail royal de Chartres et le portail Sainte-Anne de Paris. Au même moment, la statuaire prend une place prépondérante dans l’ornementation des églises et produit les ensembles des grands portails de Chartres, Saint-Denis, Senlis, Bourges, etc. Sans doute son épanouissement, si magnifique qu’il fût, laissa subsister tout d’abord les anciens procédés de sculpture décorative. L’art roman continue à user en plein XIIe siècle de la sculpture à jour, de la sculpture-broderie, de la sculpture champlevée ; il reste longtemps fidèle aux motifs stylisés, feuillages et animaux irréels, qu’il devait à l’art oriental. Mais, avec ces élémens qui représentent le passé, coexiste désormais un élément nouveau qui est la sculpture dans l’espace. Pour la première fois depuis la fin de l’antiquité on recommence à décorer les édifices avec des statues, et, pour assurer à cet art un avenir illimité, il ne restait plus qu’un pas à faire : en abandonnant la copie des œuvres du passé pour le modèle vivant, en remplaçant les draperies irréelles par la reproduction exacte du costume de leurs contemporains, les maîtres gothiques engagèrent l’art dans les voies du naturalisme d’où il était sorti depuis huit cents ans.

Les destins de la sculpture occidentale étaient ainsi fixés, mais il ne faut pas oublier les débuts modestes qui rendirent possible sa brillante évolution. L’histoire doit rendre justice à ces moines obscurs des montagnes d’Auvergne et du Rouergue qui, désireux de propager le culte de leurs reliques, réinventèrent avec l’audace de la jeunesse le procédé du modelage dans l’espace. Ce n’est pas trop de dire que leurs œuvres, d’une saveur toute barbare, se présentent au début de l’histoire de notre sculpture comme les statues taillées dans des troncs d’arbre, comme les « xoana » à l’aurore des temps helléniques.


LOUIS BREHIER.