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demi-bohême : il se laisse aller à de grosses farces, par accès ; souvent il est triste, et plongé dans son rêve intérieur. S’il travaille beaucoup, c’est à sa façon : il est très loin d’être un modèle de régularité, manque aux cours, ne remet pas les devoirs imposés ; il produit très peu, parce qu’il éprouve à finir les œuvres commencées une sorte de répugnance ; les romans et les pièces de théâtre qu’il esquisse ne voient jamais le jour. Mais il accumule une foule de connaissances, au gré de ses goûts ou de son caprice. Tantôt il étudie à fond les secrets de la métrique grecque ou latine ; et tantôt il fait des vers français : ce qui ne laisse pas de supposer une certaine maîtrise de notre langue. Ses lectures sont des plus variées : les classiques anciens ; les grands prosateurs italiens ; les poètes : Léopardi, Gœthe, Hugo, Heine ; les historiens : Michelet et Edgar Quinet ; les philosophes : Hartmann ; parmi les contemporains, les poètes français, les romanciers allemands et russes. Ses maîtres favoris sont Virgile et Manzoni ; il les associe dans une pieuse admiration. Il consacre la journée à ses travaux ; le soir, il sort. On le rencontre dans les osterie les plus modestes, au milieu d’une compagnie bigarrée : étudians qui discutent littérature ; ouvriers en costume de travail ; anciens soldats de Garibaldi, qui se plaisent à raconter leurs campagnes. Surtout, il fait de la politique.

Socialiste au moment où le gouvernement sévit sans pitié contre le jeune parti, il s’inscrit à l’Union internationale des travailleurs. Il parle dans les arrière-boutiques, où l’on se réfugie avec la crainte d’être arrêté au beau milieu des discours ; il collabore à des journaux révolutionnaires, qu’il distribue aux étudians ses camarades ; il rédige des affiches incendiaires. Quand une manifestation s’organise pour l’enterrement d’un compagnon, il est du cortège ; il exhorte jusqu’aux portes de la prison les militans qu’on y conduit. Il ne s’arrête pas toujours aux portes : un jour qu’il s’est battu avec la police, on l’appréhende, et on l’enferme. « Ce fut aux débuts du socialisme italien, quand on faisait leur procès, comme à des malfaiteurs, à ceux qui voulaient extirper le mal du monde ; et on les condamnait. Je protestai. Ainsi j’eus l’occasion de méditer profondément, pendant deux mois et demi d’un hiver très froid, sur la justice. Après cette méditation, je me trouvai absous pour le moment, et indigné pour toujours… » Il oubliait le chemin de l’Université ; le cours de ses études fut interrompu deux années durant. Les