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de l’aventure, et ne songeaient plus aux postes où, pendant un an, l’inertie ambiante avait failli engourdir leur ardeur. Ils pouvaient partir : jamais troupe plus alerte n’affronterait les fatigues de la route et les embûches des Marocains. Encore une quinzaine de jours, et ils abandonneraient sans regret Dar-Chafaï pour n’y plus revenir.

Soudain, le « quotidien officiel » apporte, un soir, des nouvelles extraordinaires : les Fazi ont réédité les Vêpres siciliennes ; le pillage de la ville complète l’œuvre sanglante des conjurés ; toutes les troupes disponibles sont envoyées d’urgence au secours des Français et du Sultan ; la marche sur Marrakech est, une fois encore, différée ; les garnisons de la Chaouïa ne doivent compter que sur elles-mêmes si la révolte éclate dans cette région ; la guerre sainte parait proclamée de Sefrou à Meknès ; il faut s’attendre à l’expansion des sentimens anti-étrangers.

En réalité, ces événemens n’étonnaient que les aveugles par persuasion. Ils surprenaient les grands personnages pendant leurs échanges de congratulations en l’honneur d’un protectorat qui nous coûtait cher ; mais les simples figurans de la comédie marocaine avaient prévu depuis longtemps les conséquences inévitables de notre inertie et de notre naïveté. Heureusement, nous étions servis par l’anarchie chronique du pays et les rivalités des tribus. Tandis que Zaïan, Zaër, Beni-Mtir, Ouaraïn couraient aux armes, la population de la Chaouïa, rendue prudente par le souvenir du général d’Amade, refusait de les imiter. Elle se montrait d’ailleurs sceptique à l’égard des récits enthousiastes qui parvenaient dans les douars deux jours après la version impartiale que nos agens avaient publiée. La voix du peuple n’utilisait pas, comme nous, les fils du télégraphe, et la déformation des faits s’aggravait de bouche en bouche, jusqu’à paraître invraisemblable aux crédules Marocains. Cependant, on apprenait, par les indigènes, ce que le « quotidien officiel, » muet pendant une demi-semaine, laissait ignorer : les causes immédiates de la révolte dans l’armée chérifienne, la complicité tacite du Maghzen et de la population surexcitée par la déchéance du Sultan. Moulay-Hafid était, sans nul doute, antipathique à la grande majorité de ses pseudo-sujets ; mais il représentait leur liberté séculaire à la merci des étrangers.

Chez les Tadla, les fanfarons exultaient. Ils aiguisaient leurs couteaux et s’approvisionnaient de cartouches pour achever la