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PETITE GARNISON MAROCAINE.

énorme et mystérieux. Chacun sentait que cette expédition, dont rêvaient tous les postes de la Chaouïa, était destinée à servir de modèle pour l’avenir. On en avait assez, à Casablanca, d’entendre prôner l’organisation matérielle des opérations faites au Tonkin par le général Brière de l’Isle, de la campagne du Dahomey par le général Dodds, de celle du Pe-Tchi-Li par le général Voyron, et l’on voulait montrer que les métropolitains, quand ils en ont le temps, savent faire mieux que les coloniaux. Nul, d’ailleurs, ne se plaignait de cette émulation qui écartait le cauchemar de misère dont les vétérans de l’année précédente n’avaient pas perdu le souvenir. À la fin du mois de mars, les rôles étaient distribués. La désignation du chef et des troupes restait encore dans le mystère des états-majors, mais les indiscrétions inévitables avaient semé dans tous les postes les espoirs enthousiastes et les regrets bougonnans. Justement, vers Marrakech, les partis faisaient parler d’eux. Des tribus se proclamaient en sida, et les fauteurs de désordre qui se glissaient dans la ville y mettaient eu danger la vie des Européens. Notre consul réclamait un secours immédiat. L’occasion d’intervenir était bonne, et la signature apposée par Moulay-Hafid au traité de protectorat permettait l’envoi de nos troupes sans exposer le gouvernement français à des récriminations. On n’attendait que le retour du général Moinier, dont la présence à Fez était devenue inutile depuis l’entrée en scène de M. Regnault. Son arrivée à Casablanca devait déclancher tout cet appareil guerrier.

À Dar-Chafaï, la garnison bouillonnait. Officiers et soldats, coloniaux et goumiers, comptaient bien suivre le torrent qui allait emporter vers le Sud escadrons, bataillons, batteries, convois et ambulances. Les tringlots, toujours prêts pour l’héroïsme obscur et méconnu, visitaient avec soin les harnais, graissaient les essieux des arrabas. Ils savaient que le mouvement d’une troupe nombreuse les entraînerait dans son tourbillon, avec leurs véhicules et leurs animaux. Les marsouins calculaient que leur bataillon, dont la principale partie était stationnée à Settat, devait forcément représenter l’élément européen dans la concentration de forces qui se préparait. Des instructions imprécises, mais suggestives, les y invitaient. Par une dérogation aux usages, les demandes d’effets et de souliers ne restaient plus sans réponse dans les bureaux des comptables. Les soldats étaient habillés et chaussés à neuf. Ils étaient ravis