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l’emploi divergent des troupes régulières et des goumiers. Ils vantaient la simplicité de leurs territoires militaires où triomphe l’initiative individuelle dans la concentration des pouvoirs. À ces objections, les « Africains » avaient des réponses faciles. Ils raillaient les usages qui attribuent les fonctions politiques et administratives dans les territoires, cercles et secteurs des colonies, à des officiers désignés au hasard. Ils s’étonnaient d’apprendre que l’expérience des affaires et les services rendus ne pouvaient corriger les inconséquences du « tour de départ ; » ils se moquaient doucement des caprices qui faisaient promener au Soudan, à Madagascar, des personnalités que leur passé, leurs connaissances pratiques semblaient destiner au Tonkin ; ils ne s’expliquaient pas comment on pouvait préférer l’instabilité à la spécialisation, la règle aveugle au choix minutieux des capacités, les aléas du provisoire au progrès raisonné des méthodes. Ils voulaient bien descendre de leur piédestal, mais non pour y jucher leurs rivaux ; et si, depuis un an, l’armée d’Afrique ne leur paraissait plus exempte de critiques, ils la préféraient à la pétaudière individualiste et pittoresque où se complaisaient les coloniaux.

Mais les événemens allaient fournir à ces discussions oiseuses des sujets plus variés. Des rumeurs guerrières montaient de Mechra-ben-Abbou. Le départ de la « colonne de Marrakech, » si souvent annoncé, paraissait imminent. Au bord de l’Oum-er-Rbia, ce poste, que trente kilomètres à peine séparaient de Dai-Chafaï, était choisi comme tête d’étapes et l’intendance y faisait affluer les approvisionnemens. Le Génie construisait un pont de bateaux, et cette œuvre qu’on avait longtemps hésité à réaliser était la première conséquence tangible du traité de protectorat. L’autorité militaire, instruite par l’expérience de la marche sur Fez, voulait éviter désormais les critiques malveillantes, par la minutie de ses préparatifs. Les automobiles circulaient sans cesse entre Casablanca et Mechra-ben-Abbou, chargées de personnages affairés et soucieux, qui venaient surveiller la construction des magasins et des hôpitaux, le choix des emplacemens de troupes, le zèle des agens, la régularité des convois. Les lourds chariots de l’entreprise des transports, les théories de chameaux, se succédaient sur la route, faisaient vaciller le pont fragile, et déposaient sur la rive droite, naguère encore territoire interdit, les vivres, les médicamens, les tentes, les outils, un matériel