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outres ruisselantes se vident sans répit dans les gosiers desséchés. Réunis en parlotes frivoles, des notables solennels et distans forment des îlots immobiles dans la cohue bourdonnante : et les pauvres hères s’écartent, impressionnés par ces conciliabules qu’ils supposent redoutables et mystérieux. Les faces brunes, les barbes noires sur la blancheur uniforme des burnous, le contraste brutal de la lumière éclatante et des ombres violettes, donnent à cette foule un aspect funèbre, que corrigent à peine le jaune d’une ceinture, le vert d’un bonnet de juive, la housse rose d’une mule de caïd, le bleu pâle du ciel.

À midi, acheteurs, badauds et marchands sont partis. Les enfans du village cherchent d’improbables trouvailles entre les cailloux. Sur le terrain bientôt désert, les corbeaux s’abattent et font de bruyantes ripailles avec les débris abandonnés par les bouchers. Vers tous les points de l’horizon les indigènes s’égrènent, au pas trottinant des fines, à l’amble rapide des mules, au dandinement hésitant des chevaux. Ils disparaissent derrière les crêtes, s’enfoncent dans les vallons, et l’on s’étonne de voir qu’une telle multitude puisse vivre dans ce désert. Mais des groupes s’attardent dans le café maure, au douar réservé, devant la porte du Bureau des Renseignemens. Ils semblent décidés à savourer sans hâte les plaisirs que Dar-Chafaï offre à ses visiteurs. Ils causent en parcourant à pas mesurés l’avenue des Tadla, qui est la rue Royale du village ; ils boivent doucement les tasses d’infusion de menthe, regardent sans émoi la chorégraphie étudiée des danseuses et discutent en connaisseurs les mérites respectifs des sujets. Cependant, on devine que leur pensée est loin de l’heure présente, et qu’une idée fixe hante leur esprit. Ces viveurs méthodiques ne sont en effet que des justiciables mécontens. Ils ont à protester contre quelque décision du cadi, à faire appel au Hakem Nasrani dont ils espèrent plus d’expérience ou plus d’équité. Ils ruminent leurs griefs, méditent leurs plaidoyers, en attendant la séance de la chkaya.

Vers quatre heures du soir, un cortège apparaît. Il sort de la maison du caïd et se dirige vers le Bureau des Renseignemens. C’est Bou-Haffa, chef des Beni-Meskine de l’Ouest, son cadi, son khalifa, ses caïds subordonnés, qui viennent se ranger autour du lieutenant chargé des Affaires indigènes du district. Tel saint Louis, il reçoit une fois par semaine ses administrés en séance publique, pour écouler leurs doléances qu’il approuve ou punit,