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fils, que de prendre une légère teinture de la philosophie, et non de s’y plonger tout entière ; et Sénèque le regrette fort. Voilà un exemple d’hostilité systématique contre l’émancipation intellectuelle de la femme. Mais c’est un exemple dont il ne faut pas exagérer la portée. D’abord Sénèque le Père semble bien avoir été un original, un isolé, un homme de tendances très « réactionnaires, » majorum consuetudini deditus, égaré dans son siècle. De plus, on nous dit qu’il n’a été aussi sévère pour sa femme que parce qu’il en voyait beaucoup autour de lui qui avaient suivi un régime tout contraire, et qui en abusaient : c’est donc que la tendance générale de l’époque allait en sens inverse de la sienne, et que la plupart des Romaines de bonne condition étaient au courant du mouvement philosophique. Il faut remarquer, enfin, que si cet obstiné partisan des vieilles mœurs ne voulait pas de la philosophie pour les femmes, il ne l’aimait pas davantage pour les hommes : il s’opposa de toutes ses forces à la vocation stoïcienne de son fils : les philosophes étaient à ses yeux des rêveurs téméraires et dangereux, contre lesquels on ne pouvait trop tenir en garde les esprits jeunes ou faibles. Qu’un tel homme ait été l’ennemi de la culture philosophique pour les femmes, cela s’explique, mais cela ne prouve rien pour l’ensemble de la société. D’autres, à coup sûr, partageaient ses répugnances, et tâchaient de les justifier par des argumens dont le compilateur Stobée nous a conservé le résumé. Mais d’autres encore, plus nombreux, les combattaient par de fortes raisons : entre eux, au premier rang, le bon Plutarque déclare qu’on ne peut donner à une femme trop de notions philosophiques et même scientifiques, que cela lui met dans l’esprit des goûts sérieux et des idées saines, la préservant ainsi d’aimer trop les plaisirs frivoles ou d’adhérer trop complaisamment aux pratiques superstitieuses. La philosophie sera pour elle un lest solide, dont elle a besoin autant et plus que l’homme, et qu’il y aurait à la fois injustice et imprudence à prétendre lui refuser.

C’est ainsi que, depuis les connaissances les plus rudimentaires jusqu’aux méditations les plus élevées, la formation intellectuelle des femmes de Rome a été de tout point semblable à celle des hommes. Le résultat s’en est fait sentir, et l’on ne peut douter qu’elles se soient associées dans une large mesure aux mouvemens d’idées de la société latine. Non pas que nous connaissions parmi elles beaucoup d’esprits créateurs : l’histoire