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tirait, en attendant, des profits copieux par des contrats fantaisistes qui liaient des locataires naïfs. Sa perspicacité naturelle était assez grande pour lui donner l’avantage sur les Juifs dont il faisait ses agens d’affaires ; mais, à peine sur le chemin de l’aisance, il lâchait la proie pour l’ombre, et, dédaignant les médiocres triomphes de boutique, il tentait de se révéler comme un génial agioteur. Il y perdait régulièrement tout son avoir. Un autre, enfin, combinait les revenus d’un caboulot achalandé par les yeux rieurs d’une femme avenante avec les aléas onéreux de l’élevage des moutons. Presque tous, d’ailleurs, espéraient le gros commanditaire, la vente de terrains guettés sur l’hypothétique tracé du chemin de fer de Marrakech, l’accroissement de la garnison, la cohue toujours attendue de l’illusoire colonne des Tadla. Ils avaient des rancunes et des dossiers, ils exhalaient leurs dépits en appréciations sévères, et ne songeaient pas à demander à leur inconstance le secret de leurs malheurs.

Indifférons à leurs plaintes et fermés à leurs illusions, deux Grecs se contentaient du présent et souriaient à l’avenir. Actifs et débrouillards, amènes et calculateurs, ils ne se prenaient pas au mirage des grandes affaires et n’aventuraient pas en aveugles leurs bénéfices de mastroquets. Ils attiraient la clientèle militaire par leur complaisance et l’attrait des alcools défendus, servis en cachette malgré les ordres de la Place qui, de temps à autre, consignait leur établissement. Ils la conservaient par l’extraordinaire variété de ressources qu’offrait leur petit bazar, et qui émerveillait les badauds marocains. Ils ne méprisaient pas les acheteurs indigènes, dont ils parlaient la langue rude ; ils savaient les tenter par l’étalage d’une camelote bien choisie, et les douros des Beni-Meskine voisinaient ainsi dans leur caisse avec les écus des soldats. Sans besoins et sans vices, patiens et vigoureux, ils ne voyaient pas au-delà de l’aisance rapidement acquise qui les mettrait, dans leur pays, au niveau des plus fortunés. Ils étaient pareils à tous les Grecs des postes du Maroc, à tous ceux des escales de la Mer-Rouge et des villages de Madagascar, qui trouvent à s’enrichir là où nos compatriotes échouent piteusement, et les coloniaux les ’comparaient volontiers aux Chinois.


Cette quiétude sereine où vivait la petite garnison faisait paraître les jours vides et lents ; mais une fièvre hebdomadaire