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PETITE GARNISON MAROCAINE.

faite. Comme nous l’apprend l’Évangile, bien peu d’élus se trouvent parmi les nombreux appelés. La timidité, l’inexpérience, la versatilité, l’intempérance ou la maladie ont réduit les colonisateurs ardens et fanfarons en lamentables épaves, que le flot de l’expansion militaire dépose dans les postes lointains. Ils accusent la chance, maudissent leur destin, se posent en victimes d’intrigues ou de trahisons. Ils forment de nouveaux projets, tentent de nouvelles aventures, sans pouvoir franchir l’étape décisive qui sépare la misère de la pauvreté. Ils gaspillent vainement le peu de ressources et d’énergie qui leur reste, jusqu’à ce qu’ils s’enfoncent dans une tourbe anonyme, ou que l’autorité leur accorde comme dernière grâce, pour leur retour en France, un passage d’indigent.

À Dar-Chafaï, les pionniers de la civilisation faisaient partie de cette catégorie de malchanceux, intéressante et pitoyable. C’étaient des types singuliers, qui vivaient de rêves en attendant l’occasion favorable et son cortège de bénéfices fabuleux. Dans la gérance ; d’un cabaret placé sous l’énigmatique patronage des lions de l’Atlas, une ex-choriste du Grand-Théàtre de Casablanca complaît trouver à la fois la régénération morale, un Prince Charmant, le viatique d’un départ définitif pour le village natal ; mais, bonne fille, elle comptait sans les faiblesses gratuites d’un cœur compatissant, et, poussée par une soif inextinguible, elle glissait à toute allure sur la pente savonnée des pires déchéances. Sous des tôles moins surchauffées que son imagination, le doyen de la colonie européenne méditait de vastes projets. Ses déboires innombrables et pittoresques ne l’avaient pas guéri des combinaisons hypothétiques et des avatars douloureux. Il délaissait les profits modestes, mais surs des fournitures de l’Ordinaire pour courir après les mirages de l’association agricole avec les indigènes et les bénéfices chimériques des allaires bizarres qu’il tentait sans expérience et sans capitaux. Ses rêveries de Méridional candide lui faisaient oublier la vieillesse menaçante, le lendemain douteux. On souhaitait à ce Tartarin en ébullition un succès tardif, d’ailleurs improbable, qui récompenserait sa foi tenace et sa persévérante honnêteté. Moins exubérant, mais aussi utopique, un autre colon de la première heure escomptait les plus-values de bâtimens et de lorrains qu’il croyait escamoter en douceur à la vigilante autorité militaire, dans le domaine du Maghzen. Il en