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PETITE GARNISON MAROCAINE.

quand ils apprenaient la signification utilitaire de cet appareil belliqueux. Ils remerciaient le Seigneur de leur avoir donné des protecteurs intrépides qui éloignaient de leurs douars le spectre de la razzia. Mais les officiers, en commentant le dernier « quotidien » qui relatait les combats journaliers entre les troupes du Nord et les tribus dissidentes, se désolaient d’être en campagne de guerre pour brûler des cartouches à blanc.


Travaux d’installation, simulacres guerriers, ne chassaient pas l’ennui de cette garnison paisible. Les militaires n’y risquaient pas de perdre leur ardeur combative dans les délices d’une Capoue marocaine, et les loisirs prévus dans le « tableau de service » les laissaient désemparés. Ils vaguaient sans entrain dans le village, et les rites de leurs passe-temps se déroulaient sans imprévu. Les notes alertes de la retraite ne précipitaient pas vers la kasbah des soldats essoufflés, et les fenêtres des chambrées étaient noires bien avant la plainte de l’extinction des feux. Comme des chevaux de manège, ils tournaient dans une piste invariable que jalonnaient le fouillis vermineux du mollah, les noualas boiteuses du douar de Cythère et les cahutes des « bistrots. »

Au mellah de Dar-Chafaï, la politesse obséquieuse des hommes, les costumes clairs et l’empâtement des femmes, le grouillement des enfans, rappellent seuls les riches quartiers juifs de Casablanca, de Rabat, de Fez ou de Meknès. On n’y voit point de magasins profonds et sombres, bondés de marchandises hétéroclites ; ni de maisons rendues avenantes par la traditionnelle peinture bleue, les balcons en fer, les fenêtres finement grillagées ; ni de jeunes gens arrogans et souples dans leur costume européen, préparés à leurs nouvelles destinées par les écoles de l’Alliance Israélite. Comme tous les mollahs ruraux en pays musulman, il n’abrite que de pauvres hères. Leurs cabanes bâties de guingois avec des cailloux et de la terre, leurs noualas noircies par le temps, sont tapies contre la kasbah dont les seigneurs, qui les rançonnaient, les protégeaient jadis contre les pillards. Chacun de ces taudis est un capharnaüm de choses malpropres et misérables sur lesquelles s’exerce le génie mercantile de la race : laine de moutons, poils de chameaux et de chèvres, peaux de bœufs, qui seront vendus à Casablanca, boites de conserves vides, touques de pétroles disloquées, que