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dans l’ombre en attendant de se manifester au grand jour. Ses griefs étaient d’ordres divers, mais, naturellement, ils portaient tous contre Chevket pacha puisqu’il était le grand chef militaire et que, après avoir exercé une sorte de dictature occulte, il avait accepté, avec les fonctions de ministre de la Guerre, la responsabilité qui s’y attache. On lui reprochait d’avoir introduit dans l’armée le régime du favoritisme et du passe-droit et d’avoir mis à sa tête une coterie qui, ayant tout accaparé pour elle, avait fini par devenir odieuse. L’anarchie s’y était introduite. Les chefs y avaient cessé d’être respectés et bientôt Chevket pacha ne l’a pas été plus que les autres. Aux griefs tirés de l’intérêt lésé des personnes, d’autres se sont joints. On a été surpris, ému, indigné, que, disposant de toutes les forces de l’Empire, Chevket Pacha n’eût rien fait pour mettre la Tripolitaine en état de défense, pas plus d’ailleurs que les îles de la mer Egée. N’avait-il donc rien prévu ? Cependant les ambitions de l’Italie n’étaient pas un mystère et il fallait s’attendre tôt ou tard à ce qu’elle essayât de les réaliser. La situation générale de la Méditerranée, l’entreprise de la France au Maroc, les dédommagemens qu’elle avait donnés à d’autres puissances, à l’Angleterre, à l’Espagne, et qu’elle avait consentis à l’Italie elle-même devaient exercer sur celle-ci une tentation irrésistible. La moindre psychologie politique devait suffire à faire apparaître le danger. Cependant Chevket pacha n’en a pas eu l’intuition et le gouvernement ne l’a pas eue plus que lui. Ni l’un ni l’autre n’ont rien fait.

Après les griefs militaires, les griefs politiques. Sans doute, l’armée ne devrait pas faire de politique et Chevket pacha le lui a rappelé avec une vigueur d’accent qui, dans sa bouche, pouvait faire sourire. Ses objurgations n’ont rien arrêté. L’armée, qui a fait de la politique, il y a trois et quatre ans, pour fonder le régime actuel et pour le maintenir, y a pris goût. Elle regarde le régime constitutionnel comme son œuvre et elle fait profession d’y tenir. Or il faut bien reconnaître qu’on n’en avait plus que l’apparence : il était difficile d’en voir la réalité représentée dans un gouvernement qui ne pouvait vivre qu’avec l’état de siège, une presse muselée, des élections falsifiées et des pratiques corruptrices qui rappellent à s’y méprendre les plus mauvais jours d’Abdul Hamid. De cet ensemble de choses, résultait dans la nation un malaise et dans l’armée une irritation qui croissaient sans cesse. De tant de nuages accumulés, l’orage devait sortir. Il a été tout de suite si menaçant que le gouvernement a pris peur et que Chevket pacha a donné sa démission. Si le reste du Cabinet a cru se sauver par ce grand sacrifice, il se trompait : quand la poutre