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PETITE GARNISON MAROCAINE.

et de mort ; ils considéraient le confortable comme un remède plus souverain que la quinine préventive et les vaccins les moins discutés. L’autorité suprême, avertie par la dure expérience de l’année précédente, avait invité le Génie à se montrer généreux. Les matériaux affluaient, charriés depuis Casablanca par des arrabas grinçantes qui transportaient les planches et les chevrons, les tôles ondulées et la quincaillerie, les barils de ciment et les outils, dont s’enflaient les statistiques du commerce et les chiffres du mouvement des ports. Les troupiers, joyeux d’échapper à la mouture des « tableaux de service » et des « progressions de l’instruction » où se brise en peu d’années le ressort de l’activité militaire, montraient dans tous les métiers de réelles capacités professionnelles ou des vocations insoupçonnées. Tels, que leurs chefs ne jugeaient propres à rien, se révélaient aptes à tout. D’autres maniaient avec aisance les outils qu’ils avaient jadis abandonnés dans un accès de découragement, une époque de chômage, une crise d’humeur vagabonde, pour endosser la vareuse du marsouin, avoir une retraite, et courir l’univers ; ils chantaient en brandissant la truelle du maçon ou le rabot du menuisier, la pioche du mineur ou la lime de l’ouvrier d’art. Au loin, dans la campagne, un caporal transformé en maître-chaufournier surveillait, d’un œil vigilant, les fournées de plâtre et de chaux qui feraient disparaître la crasse des enduits, les blessures béantes des murs. À Bou-Gendouz, d’anciens ouvriers du bâtiment dressaient avec amour les arêtes de pierre d’un lavoir et d’un abreuvoir qu’une pompe, don fastueux de la direction du Génie, emplirait d’une eau abondante et claire ; des jardiniers traçaient allées et plates-bandes dans le vallon rocailleux qu’un arrosage régulier, désormais possible, métamorphoserait en jardin potager. Dans la kasbah, une équipe de menuisiers façonnait avec une activité fébrile des tables et des bancs ; elle assemblait les fils de fer et les chevrons en châlits rudimentaires qui, recouverts des paillasses administratives, donneraient l’illusion de sommiers moelleux ; des apprentis pleins de zèle édifiaient un lavabo sous la direction d’un sous-officier adroit ; d’anciens peintres, sculpteurs, électriciens et ferblantiers, bouchaient les crevasses, consolidaient les portes, s’inspiraient du style oriental pour transformer en fenêtres élégantes les baies informes dont leurs prédécesseurs avaient troué les murs. Ils promenaient partout, la tête de loup,