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PETITE GARNISON MAROCAINE.

gènes paresseux et fatalistes dédaignent. Ainsi, au Maroc, quelques années à peine suffisent pour changer en ruines vénérables des monumens dont la masse et la solidité semblaient défier les siècles. Ils se trompent, les voyageurs qui croient interroger, dans les vestiges épars sur les campagnes, les témoins véridiques d’un passé lointain.

Depuis deux ans, les préoccupations tactiques des officiers français ont aggravé les ravages du temps et des rébellions dans la résidence des Chafaï. On a écrêté les remparts, éventré les murs, percé des meurtrières, pour faciliter les évolutions de défenseurs que l’ennemi n’a jamais inquiétés. Mais on n’a pas songé à nettoyer les canalisations obstruées, à réparer les terrasses, à boucher les fissures des citernes ; les souliers ferrés ont martelé sans pitié les fines mosaïques et les carrelages élégans, jadis réservés aux caresses nonchalantes des babouches souples et des pieds nus ; les bougies de traite ont embrumé les peintures éclatantes ; les graffiti égrillards ou désenchantés des guerriers enlizés dans cet austère séjour ont sali l’enduit neigeux des appartemens. Et cependant, malgré toutes les dévastations, l’édifice peut encore étonner les artistes et satisfaire les curieux.

C’est d’abord au logis de Si-Ahmed-ben-Chafaï, enchâssé dans un labyrinthe de murailles et de couloirs, où les commandans d’armes du poste dressent par tradition leur lit de camp, que l’on conduit le voyageur attiré par la réputation grandissante de la kasbah. Relevé de ces ruines après la révolte des Beni-Meskine, il apparaît assez intéressant pour faire oublier les médiocres échantillons de l’art arabe entrevus dans la kasbah d’été des Sultans à Dar-Dbibagh et dans le palais d’Abd-el-Aziz à Rabat.

Deux appartemens se font face dans une cour fermée par de hautes bâtisses qui dressaient autour du maître le mystère d’un majestueux isolement. Le sol, recouvert par un glacis de ciment, cache une citerne voûtée, que les pluies remplissaient d’une eau limpide et fraîche ; il est égayé par les caissons étoiles, en faïences multicolores, d’où jaillissent des orangers. Un vaste tapis de mosaïque entoure un bassin profond ; une vasque de marbre attend le jet d’eau qui ne chantera plus dans sa coupe élégante. La plainte douce de l’eau, le parfum des fleurs, l’incessant gazouillis des oiseaux qui pullulent encore sous les feuilles devaient distraire Si-Ahmed dans cette retraite inaccessible, et