Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 10.djvu/443

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

manière classique. Évariste Gamelin, peintre, élève de David, juré près le tribunal révolutionnaire, puis membre du conseil général de la Commune, est le jacobin. Maurice Brotteaux des Islettes est le ci-devant. Le Père Longuemare est le prêtre insermenté. Une certaine comtesse de Rochemaure, galante, intrigante, qui correspond avec l’étranger et tripote avec les spéculateurs, est la courtisane du grand monde, comme la fille Marthe Gorcut, dite Athénaïs, est la courtisane de bas étage. Et tous, après des aventures diverses, se retrouveront, avec quelques autres, dans la charrette qui réalise l’égalité dans les conditions et la fraternité devant la guillotine.

Deux « caractères » sont tracés avec un soin particulier, celui du jacobin et celui du ci-devant. C’est sur eux que l’auteur a concentré toute la lumière ; ce sont eux qui donnent à l’œuvre son intérêt et sa signification. Il sont d’ailleurs en parallèle suivi et en antithèse continue. Maurice Brotteaux, en qui M. Anatole France a mis toutes ses complaisances, est éminemment le « personnage sympathique. » Il est le porte-parole de l’auteur, et, comme on dit au théâtre, le « raisonneur. » Ce n’est pas à dire qu’il soit ennuyeux, bien au contraire. Un raisonneur vaut ce que vaut celui qui le fait raisonner ou déraisonner à son gré. Les raisonneurs des pièces d’Alexandre Dumas fils sont étourdissans d’esprit, de fantaisie, de verve généreuse et paradoxale. Dans la Thêodora de Sardou, ce rôle est confié à un Parisien qui a déjà toute l’ironie gouailleuse et la blague facile du boulevard. Maurice Brotteaux est un ancien traitant. Il a mené naguère, dans son hôtel fameux par ses fêtes et ses soupers fins, la vie fastueuse du financier de l’ancien régime. La Révolution lui a tout enlevé : ses offices, sa fortune, ses terres, jusqu’à son nom. Maintenant il gagne son pain à de petits métiers de rencontre. Il fait des portraits sous les portes cochères, donne des leçons de danse, fabrique des pantins pour le compte d’un marchand de jouets. A travers ces vicissitudes, il garde une âme sereine. Cette sérénité est celle du philosophe que ne sauraient troubler les contingences. Car ce vieil épicurien de mœurs l’est aussi de doctrine. La preuve en est qu’il porte sans cesse dans la poche de sa redingote puce un volume du poète Lucrèce qui mit en vers admirables, ardens et passionnés, la sèche doctrine d’Épicure.

Son rôle est de personnifier des idées chères à M. Anatole France, de les exposer dans un style d’une élégance dépouillée, et d’en prouver par son exemple les bons effets pour la conduite des hommes. Il a pu lire, lui, les écrits de Jean-Jacques, et il s’est fait sur eux une opinion