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à l’Amour peintre, rue Honoré, vis-à-vis de l’Oratoire, proche des Messageries. Voici ce qu’on trouvait alors à l’étalage : « On y voyait des scènes galantes traitées avec une grâce un peu sèche par Boilly, Leçons d’amour conjugal et Douces résistances… la Promenade publique, de Debucourt, avec un petit-maître en culotte serin, étalé sur trois chaises, des chevaux du jeune Carle Vernet, des aérostats, le Bain de Virginie, et des figures d’après l’antique. » Il est clair que pour un lecteur un peu averti, il y a là, dans ce simple coup d’œil sur une vitrine d’estampes, l’évocation d’une époque, une rencontre de goûts qui n’a été possible qu’une fois, pendant quelques semaines et équivaut à une date.

Ainsi, les curiosités de l’artiste, du fureteur, servent le romancier ou l’historien. On feuillette Les Dieux ont soif comme une précieuse collection d’estampes, comme on consulterait, par exemple, la collection De Vinck, ou comme on se promène dans les salles du musée Carnavalet. Un meilleur connaisseur vous dirait, à chaque page, quelle réminiscence d’art a voulu provoquer l’écrivain. Ce sont tantôt des estampes du Paris révolutionnaire, comme celles de Prieur, tantôt des images champêtres ou libertines dans le goût de Vincent, de Moreau le Jeune, ou de Saint-Aubin. Lisez à cet égard tout le chapitre X : le récit de la promenade à la campagne, la traversée du village en calèche, le déjeuner à l’auberge, la scène des « gages touchés, » enfin la scène du grenier entre Desmahis et la fille de ferme, forment autant de tableaux de genre sur lesquels on pourrait placer un nom d’artiste. Plus loin les scènes du Luxembourg, tout le rôle de Julie, la jolie émigrée qui se déguise en jeune seigneur habillé à l’anglaise, sont encore des tableautins touchans et presque du genre « chromo. » Mais peut-être l’exemple le plus frappant est-il celui de la fin du chapitre XI, lorsque Évariste va posséder Élodie pour la première fois. « Il la pressa dans ses bras. La tête renversée, les yeux mourans, les cheveux répandus, la taille ployée, à demi évanouie, elle lui échappa et courut pousser le verrou… » Qui ne reconnaît ici la copie textuelle d’une composition de Fragonard ? Et, de fait, c’est l’estampe fameuse : le Verrou.

Dans ce Paris révolutionnaire, ainsi évoqué en images, nous assistons tour à tour à une arrestation, à une fête populaire, à une séance du tribunal, nous pénétrons dans l’intérieur d’un club ou dans les cachots d’une prison, pour aboutir uniformément à la place où fonctionne la guillotine et où mènent tous les chemins. Les personnages, qu’y a groupés l’auteur, sont à la fois des individus et des types, à la