Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 10.djvu/439

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

représentation écrite des événemens passés. Mais qu’est-ce qu’un événement ? Est-ce un fait quelconque ? Non pas. C’est un fait notable. Or comment l’historien juge-t-il qu’un fait est notable ou non ? Il en juge arbitrairement, selon son goût et son caprice, à son idée, en artiste enfin, car les faits ne se divisent pas, de leur propre nature, en faits historiques et en faits non historiques. Mais un fait est quelque chose d’extrêmement complexe. L’historien représentera-t-il les faits dans leur complexité ? Non, cela est impossible. Il les représentera dénués de la plupart des particularités qui les constituent, par conséquent tronqués, mutilés, différens de ce qu’ils furent. Quant aux rapports des faits entre eux, n’en parlons pas. » C’est nous qui en isolant certains faits, en les simplifiant et les amplifiant, leurs attribuons une valeur qu’en eux-mêmes ils ne sauraient avoir. Dans la réalité, les faits sont tous sur le même plan. La dignité de l’histoire n’est qu’une illusion, un prestige de l’éloignement, un mirage de l’ignorance où nous sommes de tant d’autres faits qui méritaient aussi bien d’être retenus.

Voulez-vous une application de cette théorie ? Aux premières pages de Les Dieux ont soif, un cortège passe, dans la lueur des torches et le cliquetis des sabres, escortant une charrette qui traîne un homme à la guillotine : c’est le premier condamné du tribunal révolutionnaire. Cependant un jeune homme, Desmahis, sans faire aucune attention à ce spectacle où s’ameutent les badauds, s’efforce de fendre la foule et de couper le cortège. Vainement quelqu’un essaie de l’arrêter. Tout à l’unique objet qui le préoccupe, il jette ces mots : « Je suivais une femme divine, en chapeau de paille, une ouvrière de modes, ses cheveux blonds sur le dos : cette maudite charrette m’en a séparé. Elle a passé devant, elle est déjà au bout du pont… Gamelin tenta de le retenir par son habit, jurant que la chose était d’importance. Mais Desmahis s’était déjà coulé à travers chevaux, gardes, sabres et torches, et poursuivait la demoiselle de modes. » Le passage de la première charrette, voilà, suivant le langage ordinaire, un fait historique. Mais pour ce Desmahis qui poursuit une demoiselle de modes, ce n’est qu’un embarras dans la rue. Et, suivant la philosophie de tout le livre, il n’y a rien de plus important que de poursuivre une demoiselle de modes. Les faits ont l’importance que nous leur prêtons ; leur prétendue hiérarchie ne se règle que sur notre caprice. Qu’est-ce donc qui nous empêcherait de les faire entrer dans des combinaisons nouvelles dont le jeu amuse notre esprit ?

M. Anatole France continuait : « Et je suppose que l’historien a