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les péchés mignons du parvenu « ébloui, » l’infatuation, la morgue, lui ont été, cela paraît certain, véritablement étrangers. « N’est-ce pas, monsieur, écrivait-il à son ancien secrétaire d’ambassade, le chevalier de Cussy, que vous aviez un peu peur de moi, lorsque j’arrivai à Berlin ? Et moi aussi, j’étais tout effrayé de vous. Je désire que la peur vous ait passé, comme à moi, et que vous n’ayez conservé, pour moi, que le sincère attachement que j’ai pour vous. Si vous m’avez trouvé bon garçon, je suis heureux. J’ose croire que, si nous avions passé de plus longs jours ensemble, vous n’auriez plus su, au bout de quelque temps, quel était le ministre, de vous onde moi. » Fasse le ciel que les ambassadeurs et les ministres de la troisième République écrivent souvent sur ce ton et de ce style !

Et, bien entendu, je ne vais pas m’aviser de prétendre que Chateaubriand ait été modeste. Mais quand M. Lemaître le proclame « l’écrivain le plus vaniteux de la littérature française, et probablement de toutes les littératures, » il m’est difficile de l’en croire. René, que je sache, n’a jamais écrit la Préface de la Légende des siècles que cite M. Jules Lemaître lui-même : « L’auteur… a esquissé dans la solitude une sorte de poème d’une certaine étendue où se réverbère le problème unique, l’Etre, sous sa triple face : l’Humanité, le Mal, l’Infini ; le progressif, le relatif, l’absolu… » Et je ne sache pas non plus que Chateaubriand se soit, comme Victor Hugo, fabriqué une généalogie. Le voilà, le véritable bourgeois gentilhomme : c’est Victor Hugo, et non pas Chateaubriand. « Hugo, dit M. Lemaître, paraît plutôt orgueilleux que vaniteux. » Tel ne doit pas être, j’imagine, l’avis de M. Lanson qui a, sur « l’immense vanité » de Hugo, une demi-page assez dure, et, selon moi, trop juste ; mais la formule s’appliquerait assez bien à Chateaubriand. Celui-ci, ce me semble, était trop orgueilleux pour être vaniteux ; ou, si l’on préfère, son orgueil a dévoré ses vanités[1]. Il me paraît qu’il a eu fort modérément en partage les petitesses trop communes aux

  1. A propos des négociations relatives à son tombeau dans l’îlot du Grand-Bé, M. Jules, Lemaître incrimine encore la vanité de Chateaubriand : « Ah ! le pauvre être préoccupé d’étonner, même quand il ne le saura plus ! il est si facile pourtant d’être détaché de soi après la mort ! Lui, non. Il a même le squelette vaniteux. » — Suis-je ici trop indulgent ? Je vois là, bien plutôt qu’un dernier geste de puérile vanité, une très, naturelle idée de poète, et qui ne nie choque nullement. Ce qui me choque, c’est le corbillard des pauvres où a voulu être enterré le poète cinq fois millionnaire.