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manière somptueuse, ardente, poétique de Chateaubriand. Qui sait même si celui qui a tout connu, tout éprouvé, tout épuisé dans les innombrables jouissances qu’ont inventées, pour échapper à leur propre misère et pour se fuir eux-mêmes, les malheureux enfans des hommes, n’a pas, lorsqu’il s’ennuie, un ennui plus profond, plus absolu, plus irrémédiable et plus vécu que celui qui, voué à une vie mesquine, resserrée, inglorieuse, ignore tout ce que les soi-disant heureux de ce monde poursuivent de l’inlassable ardeur de leur désir ? Et pourquoi ne s’ennuierait-il pas, ce privilégié de l’existence, s’il est né, ce qui arrive, avec une âme à la fois ardente et désenchantée, inquiète et un peu haute ? Il aura si vite fait de faire le tour de la vie et des hommes, de voir l’envers du décor, de mesurer à son juste prix la friperie lamentable des oripeaux humains ! Chacune de ses nouvelles expériences le confirmera dans sa conviction native du vide et du néant de tout, et cette conviction native à son tour empoisonnera chacune de ses expériences, mêlera comme un goût de cendre à chacun des divertissemens auxquels il se laissera séduire. Comment ne s’ennuierait-il pas de trouver l’existence si désespérément plate, monotone et vide ? Comment ne bâillerait-il pas une vie dont il sait d’avance tous les secrets ressorts, et dont l’imprévu même ne l’a jamais trompé ? Il faut une grande puissance d’illusion sur les autres et sur soi-même pour jouer son bout de rôle dans la comédie humaine ; quand cette puissance d’illusion manque, on le joue toujours imparfaitement. C’est bien ce qui est arrivé à Chateaubriand. La meilleure preuve que son éternel ennui n’était pas une simple phrase, c’est qu’il n’a jamais su être un homme d’action complet.

Et qu’il y ait eu quelque chose de morbide dans cette disposition d’âme, comme d’ailleurs dans celle qui le livrait en proie à tous ses désirs, c’est ce que je crois très volontiers. Pareillement, — et M. Jules Lemaître l’a fort bien vu, — il y a eu, — sans métaphore, — quelque chose de maladif dans l’orgueil dont il a, toute sa vie durant, donné des preuves si multipliées. C’est là, ce semble, le défaut que l’auteur des Contemporains a le plus de peine à pardonner à Chateaubriand, et sur lequel il exerce le plus volontiers sa verve ironique. En un certain sens, ce sentiment est tout à l’honneur du critique, mais je crains cependant qu’il ne l’ait plus d’une fois entraîné à de réelles injustices. A chaque instant, il nous parle de la « vanité monstrueuse, »