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reflet direct, un prolongement naturel, une expression à peine transposée. Supposez que nous connaissions par le menu toute la vie, et jusqu’aux démarches les plus intimes de Corneille : croyez-vous que nous en soyons très avancés pour l’intelligence du Cid ou de Polyeucte ? Pareillement, Zaïre et le Siècle du Louis XIV, Candide et l’Essai sur les mœurs se suffisent fort bien à eux-mêmes : ce que nous savons de leur auteur ne saurait en rien modifier l’idée que nous avons de ces divers écrits, et le jugement que nous en portons. Mais il n’en va plus de même avec Chateaubriand : nous avons besoin de savoir avec précision ce que le poète a mis de lui-même, de son expérience personnelle de la vie dans René, dans le Génie, dans les Martyrs, pour bien entendre non seulement certains détails, mais même la signification générale de chacune de ces œuvres, et pour en porter un jugement équitable. Très intéressante donc pour nous faire connaître une personnalité extrêmement riche et complexe, aussi extraordinaire en son genre peut-être que l’était celle de Voltaire, la Correspondance de Chateaubriand nous aide encore à mieux comprendre, à mieux juger l’œuvre même de Chateaubriand. Voilà bien des raisons qui expliquent l’impatience avec laquelle, depuis une quinzaine d’années surtout, critiques et historiens littéraires en attendaient la publication.

Et, il est vrai, nous la connaissions déjà en partie, cette Correspondance, et l’on en avait déjà publié d’importantes portions. J’évaluais, il y a deux ans, à deux mille environ le nombre de lettres de Chateaubriand alors connues de moi tout au moins. Seulement, ces deux mille lettres, dont quelques-unes étaient d’ailleurs inédites, il fallait, pour les utiliser se reporter à plus de cinquante volumes, et à je ne sais combien de brochures, ou d’articles de revues. C’est dire qu’elles étaient à peu près inutilisables pour le commun des travailleurs et des lecteurs, et même pour bien des spécialistes : en dépit de leur patience et de leur bon vouloir, les arbres, trop souvent, leur masquaient la vue de la forêt. Il fallait donc, de toute nécessité, recueillir en un seul Corpus ces innombrables pages éparses, disjecti membra poetæ ; il fallait dresser, une bonne fois, un inventaire sérieux, à peu près complet, de toutes les lettres dispersées ; il fallait faire appel à tous les détenteurs de papiers inédits, et les engager à verser au trésor commun leurs richesses particulières.