vue encore, elle ne le cède en rien à celle de Voltaire. Il est certain que, si nous ne le connaissions que par son œuvre, nous ne connaîtrions pas dans la vérité vivante de sa nature morale et de sa biographie le patriarche de Ferney. C’est dans ses lettres que nous le voyons tel qu’il fut, tel qu’il éblouit, émerveilla, scandalisa ses contemporains, ce prodigieux, cet unique Voltaire, ce « composé d’air et de flamme, » comme on l’a si bien appelé ; c’est là qu’il prolonge encore pour nous cet étourdissant feu d’artifice qu’il a, pendant plus d’un demi-siècle, tiré sans répit sur les tréteaux de l’histoire ; là nous le voyons rire, s’agiter, mentir, tripoter, ourdir les multiples trames de ses multiples intrigues, effacer par une caresse les égratignures de sa verve, réparer une étourderie par une flatterie, une malice, voire une polissonnerie, et tenir dans sa dépendance, intéresser à son effort, faire servir à sa fortune ses innombrables correspondais, en déployant toutes les infinies ressources de l’esprit le plus subtil, le plus souple, le plus agile qui fut jamais. Le roi Voltaire est dans sa Correspondance, et il n’est pas ailleurs. Il n’en est pas tout à fait de même pour Chateaubriand, puisque nous avons les Mémoires d’Outre-Tombe. Mais les Mémoires ne nous offrent, n’ont laissé passer jusqu’à nous qu’un René un peu arrangé, simplifié, — et même « costumé, » dirait M. Beaunier, — en vue de l’effet à produire sur la postérité. Le René amoureux n’y parait qu’à peine, et le René professeur de français et commis voyageur en bas n’y parait pas du tout. Au contraire, dans la Correspondance, si incomplète qu’elle soit encore, le Chateaubriand vrai, réel, — et sans retouches, — le « bon garçon » qu’ont tant aimé les Fontanes, les Joubert, et tout un cortège d’adoratrices, se montre à nous tel qu’il était : faible, passionné, à la fois ambitieux et détaché, enthousiaste et pourtant lucide, généreux et égoïste, toujours à court d’argent, souvent en proie aux humeurs noires, orgueilleux et vindicatif, très capable de haines violentes, mais incapable de bassesses, charmant avec tout cela, bref, une tête folle et un cœur d’or. Or, ce Chateaubriand-là, que beaucoup de ses lecteurs n’ont même pas soupçonné, il est nécessaire de le bien connaître pour comprendre exactement son œuvre. L’œuvre de Chateaubriand, en effet, n’est pas, comme celle des grands classiques, comme l’était encore celle de Voltaire, entièrement détachée de la personne morale qui l’a conçue et réalisée : elle en est un
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