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de Rosenkrantz, le plus copieux de ses historiens jusqu’ici. Il nous parait pourtant difficile de récuser sur ce point le témoignage de Mannlich. La précision de ses souvenirs (qui lui permettent de noter jusqu’à l’accent de Diderot dans la conversation où il conta sa mésaventure), ce trait si caractéristique du portrait, surtout le lien moral que créèrent pendant des mois entre Mlle Diderot et lui les projets conjugaux de Mme de Forbach à leur égard, cet ensemble de circonstances topiques ne permet guère de supposer que sa mémoire ait pu lui faire illusion sur ce sujet dans sa vieillesse. Tout devait concourir au contraire à fixer dans son esprit les circonstances qui sauvegardèrent, à point nommé, son indépendance. Cet employé de la Ferme était-il d’ailleurs M. de Vandeul, qu’on donne ordinairement pour un gentilhomme des environs de Langres sans plus ample désignation, ou fut-il un précurseur éphémère de ce légitime époux ? C’est en tout cas une émotion jusqu’à présent inconnue dans la vie du penseur illustre qui nous est révélée par la plume de son familier allemand.

Indiquons en terminant que les relations de Mannlich avec Glück forment encore un intéressant chapitre de ses Souvenirs. Le grand musicien autrichien fut en effet hébergé et défrayé à l’hôtel de Deux-Ponts pendant ses séjours parisiens, et durant les orageuses répétitions de son Iphigénie ou de son Orphée. Mannlich vécut alors avec lui dans l’intimité la plus étroite, faillit devenir également son gendre et lui rendit d’importans services, en atténuant, par sa bonne grâce vis-à-vis des artistes de l’Opéra, les boutades de cet homme de génie qui était aussi un assez grossier personnage. Nous ne citerons qu’un gentil épisode de ces nouvelles relations illustres. Glück avait été mal satisfait du librettiste français de son Iphigénie en Aulide, le bailli du Rollet. Voici comment il en choisit un autre pour son admirable Orphée, si nous en croyons le récit de Mannlich. Tandis qu’on préparait à l’hôtel de Deux-Ponts l’installation du musicien, des tapissiers travaillaient avec activité dans l’appartement qui lui était destiné. Glück et Mannlich entrant ensemble dans une des pièces de cet appartement y virent une jeune et jolie fille, qui, montée sur une échelle, collait une bordure de papier sous la corniche. Comme elle se trouvait assez haut perchée et qu’elle avait un peu relevé sa robe pour monter plus commodément, notre peintre ne put s’empêcher de lui faire un compliment sur sa