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m’a parlé du plaisir que lui avaient fait vos travaux, de l’amitié qu’il vous porte et de la proposition qu’il vous a faite. J’espère que vous ne commettrez pas la faute de la refuser, car on rencontre bien rarement semblable occasion de se mettre en évidence et de faire rapidement son chemin. Vous ne pouvez imaginer à quel point ces commandes impériales sont recherchées et de quelles sollicitations notre grand ami se voit harcelé par les premiers artistes de l’époque qui voudraient profiter de l’aubaine. » — Là-dessus Mannlich exposa ses scrupules à peu près sous la même forme que la veille : « Tout cela est bel et bon, riposta froidement son compatriote francisé, mais il ne faut jamais être la dupe des grands. Ils répandent leurs bienfaits au hasard et sont trop heureux quand une partie de ces largesses aveugles profite à quelqu’un qui les mérite. Encore une fois, je vous conseille de saisir aux cheveux l’occasion favorable qui vous est offerte en ce moment. Ne la laissez pas échapper, croyez-moi, et rappelez-vous ce proverbe excellent qui la dit chauve par derrière. »

Là-dessus Mannlich de donner encore plus libre cours à son indignation vertueuse : Ce sont donc là, se disait-il, — et l’on sent qu’il paraphrase en cet endroit la célèbre exclamation de son cher Jean-Jacques : « Enfin, je les ai vus ! » — ce sont donc là ces sages superbes qui prétendent éclairer, réformer l’humanité par leurs écrits éloquens, conduire la vérité au triomphe, terrasser l’hypocrisie et le fanatisme, faire régner la vertu, la tolérance et l’humanité dans le monde ! Et voici qu’ils ne comptent pour rien ces aspirations si naturelles d’un cœur sensible, la reconnaissance et le désintéressement ! Pensent-ils donc rendre le genre humain meilleur et plus heureux en prêchant à leur entourage l’incroyance, l’égoïsme et l’ingratitude ? » — « Ces considérations, conclut-il en trahissant ici l’inspirateur de sa diatribe, me tirent enfin comprendre la haine que ces personnages avaient vouée à l’excellent Jean-Jacques. Il me parut tout naturel que des charlatans dissimulés sous le masque de la philosophie et de la vertu, dont ils empruntaient le langage avec impudence, aient abhorré cet homme simple, vertueux, d’un vrai mérite, d’un talent plus éminent que le leur, et d’ailleurs dédaigneux de toute ostentation philosophique. Je compris qu’ils cherchassent de toute manière à le perdre en rampant pour cela, s’il le fallait,