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d’argent au logis pour faire bouillir le pot : l’humeur de la ménagère s’en ressentait, voilà tout. Au surplus, elle était payée pour nourrir une conjugale méfiance contre les belles visiteuses aristocratiques de son inflammable Denis. Pourquoi donc leur aurait-elle fait bon visage ?


V

En dépit de la bévue psychologique qui marqua de la sorte le début de leurs relations, Mannlich devait être durablement et intimement lié par la suite avec l’auteur du Neveu de Rameau, comme nous allons le voir. Lors de la présentation que nous avons racontée, le nouveau Socrate s’était tourné vers le jeune peintre aussitôt après la bruyante sortie de sa Xantippe et lui avait adressé ce petit discours avec sa bonhomie coutumière : « Quant à vous, je vous réquisitionne à mon profit. Venez me voir souvent, car j’aime passionnément les arts et je crois les connaître assez bien. J’aime aussi les jeunes gens de votre nation : ils n’ont pas toujours des clartés de tout comme les nôtres, mais ce qu’ils savent, ils le savent du moins à fond, et cela vaut mieux de la sorte. M. Bemetzrieder m’a engagé dans cette opinion, et vous m’y confirmerez, j’en suis sûr ! »

Ce Bemetzrieder était un jeune Allemand qui avait été adressé à Diderot par un de ses amis. Le philosophe raconte, dans son célèbre dialogue du Neveu de Rameau, qu’il interrogea d’abord le nouveau venu sur les connaissances dont il comptait tirer parti pour gagner son pain sur le pavé de Paris. L’étranger s’étant proclamé bon mathématicien, juriste de savoir, historien de vaste érudition, son interlocuteur parisien lui assura que, de toutes ces capacités, il ne tirerait pas un denier vaillant. Alors Bemetzrieder ayant ajouté : « Je suis assez bon musicien. — Eh ! que ne le disiez-vous tout d’abord ! J’ai une fille : venez chaque jour de sept heures et demie du soir jusqu’à neuf. Vous lui donnerez des leçons et je vous donnerai vingt-cinq louis par an. Vous déjeunerez, dînerez, goûterez, souperez avec nous. Le reste de votre journée vous appartiendra. » S’il eut été sage, il eut fait fortune, conclut l’auteur du Neveu, qui se montra donc en cette circonstance, suivant son usage, d’une générosité fort mal proportionnée à ses médiocres moyens.

Il fit bien davantage encore pour ce Bemetzrieder, — ou