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avec un fondement historique bien moindre, mon récit aurait eu autant de succès. Si nous voulons que nos paroles soient comprises et retenues, nous devons premièrement penser à la réceptivité cérébrale de celui qui nous écoute ; et, comme nous mesurons l’éclat de notre voix à la sensibilité de son oreille, il nous faut avec plus de soin encore proportionner notre discours à son esprit.

L’avidité du cerveau de l’enfant pour le concret est si grande que, toutes les fois qu’on lui offre une idée à demi abstraite, il essaye dans la mesure de ses forces de la transformer en une image familière. Quand on lui lit pour la première fois les fables de La Fontaine, il situe immédiatement la comédie ou le drame sur les bords du ruisseau voisin, dans un coin du grenier, sur un arbre du jardin ; il dispose les personnages à sa guise et il donne à chacun la physionomie des animaux et des gens qu’il connaît. On le verrait bien à ses dessins s’il savait dessiner. Le dessin de son imagination est net et définitif. Plus tard les illustrations de Grandville et de Gustave Doré, si admirées soient-elles, ne l’effaceront pas.

La résistance de ces premières images est extrême. Il n’est pas rare qu’un homme ait atteint l’âge mûr quand il visite Rome pour la première fois. Mais il a passé sur le Forum dix années de son enfance et de sa jeunesse : il y est entré au lendemain de ses secondes dents avec le De Viris, et quand il en est sorti, il retroussait sa moustache naissante en relisant l’ode à Lydie. On ne vit pas si longtemps dans un pays par l’imagination sans qu’elle vous en fournisse une image précise, empruntée aux élémens dont elle dispose. Le Capitole et le Palatin sont deux petites collines du pays natal, séparées par une prairie où Romulus et Tatius se livrèrent leurs combats. L’image est gardée intacte jusqu’au jour où le voyage lui en substitue une autre plus vraie et plus émouvante. Celle-ci restera sans doute maîtresse du champ psychique : n’empêche qu’au hasard d’une songerie ou même d’une lecture, quand l’esprit s’échappe la bride sur le cou, l’image primitive reviendra nette, importune, réclamant ses droits de premier occupant.

On pense bien que ce retour n’a pas d’importance, et les professeurs d’histoire ne doivent pas s’en inquiéter. Des confidences nous permettent de dire qu’on peut consacrer sa vie aux travaux historiques et garder des images un peu fantaisistes de Charle-