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nons côte à côte, comme il y a six ans, entre les haies odorantes du petit chemin creux, l’écolier ne nous chante plus le lier couplet des grands bœufs gris aux cornes noires.


III

Ce n’est pourtant pas un mal nécessaire, inévitable et fatal que l’école compromette ainsi la vocation du petit paysan en ruinant les sentimens qui en sont le principe et l’aliment. Elle pourrait au contraire, s’inspirant de la psychologie que nous venons d’en esquisser, lui être favorable, la maintenir, la fortifier, la mettre en état de défense contre les nombreux dangers qui l’attendent et que l’on connaît : le service militaire, le fonctionnarisme, la pénétration de la vie moderne dans les campagnes les plus reculées. De celle-ci, nous redoutons non seulement l’action générale, qui s’exerce partout, mais les plus petites répercussions partielles, qui ailleurs passeraient inaperçues. Tout est gravement nocif dans un pays de misérable natalité comme le nôtre. Nous souffrons du nombre des facteurs et des cantonniers, que l’on double, de la petite usine de sandales ou de balais qui demandera deux douzaines d’ouvriers, de la modeste automobile que l’on trouve dans le moindre village.

L’automobilisme est modeste en Gascogne : médecins, notaires, rentiers, négocians tiennent eux-mêmes le volant et n’ont qu’un petit domestique qui lave la voiture et les accompagne au besoin. Ils le prennent de préférence dans une métairie où il sera plus robuste, plus docile, moins exigeant. Dès que le petit paysan a mis sur ses épaules la peau de bique et sait faire partir le moteur, il est définitivement perdu pour la terre. Je trouve même dans mes notes des faits significatifs, comme celui d’un enfant de quatorze ans, qui entre chez un médecin où il reste deux ans, glisse de là au garage du chef-lieu de canton et qu’on retrouve peu de mois après dans un aérodrome : celui-là, sans passer par la grande ville, en était arrivé au monoplan moins de trois ans après avoir quitté la charrue et une vieille famille de laboureurs.

La terre est ici plus malheureuse qu’ailleurs. Pourquoi l’école ne lui marquerait-elle pas un intérêt particulier, et même un peu de tendresse, en redoublant d’efforts pour protéger, exciter,