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LA VOCATION PAYSANNE ET L’ÉCOLE.

un peu plus de vulnérabilité morale. Sur une voie nouvelle, où l’incertitude et les tâtonnemens sont inévitables, l’homme se ramasse et se replie sur lui-même dans un geste très naturel de prudence et d’égoïsme : il est peu disposé aux sacrifices que demande la famille nombreuse.

L’abandon de la terre et l’affaiblissement de la natalité se juxtaposent, se combinent et se pénètrent pour constituer une crise unique, qui, nous l’avons dit, est avant tout morale, bien qu’on n’ait pas manqué d’en proposer des explications purement économiques. On a prétendu par exemple que les paysans désertent la terre parce qu’elle ne peut donner la rémunération qu’ils trouvent ailleurs, et c’est la vérité quelquefois : parmi les transfuges, il en est qui ont eu raison de le devenir pour chercher une adaptation meilleure. Beaucoup d’autres ne sont ni regrettables pour le métier qu’ils laissent, ni désirables pour celui qu’ils prennent. Seuls les paysans bien adaptés, qui travaillent avec ardeur, intelligence et succès, méritent de nous arrêter.

Sur les coteaux des deux rives de la Garonne, comme dans les riches alluvions de la plaine, leur budget nous est assez familier. Ici les céréales, le vin et les bestiaux, là le sorgho, l’oignon, les pois, les asperges et les tomates, plus loin les chasselas et les prunes fournissent les grosses recettes, auxquelles s’ajoutent des menus profits qui ne sont pas à dédaigner, les produits de la basse-cour et du verger. Tout cela fait un budget copieux, solide dans les pièces principales, bien garni dans les joints, qui se gonfle ou maigrit selon les années, sans devenir jamais étique à cause de l’extrême variété des cultures. Il permet de satisfaire des besoins de confort et de luxe chaque jour grandissans, et plus d’un pourrait jeter sur lui quelques regards d’envie parmi ceux qui sont allés chercher fortune à la ville. C’est pourtant là, dans ces maisons où l’on est généreusement payé des soins donnés à la terre, que les jeunes s’en détournent ; ils en redoutent le travail, la grossièreté, la solitude, les aléas ; leurs admirations, leurs désirs et leurs rêves vont à un autre type de vie, et, si l’on veut, à un autre idéal. Il y a ici une désaffection de la terre : tout cela se passe dans les âmes, dans les parties profondes et délicates de l’âme.

Nous avons montré que, pour la natalité, les paysans gascons, ont suivi pas à pas les bourgeois au cours du siècle dernier, et