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situations, la netteté impeccable du contour littéraire. Et il y a même, dans l’une de ces pièces, Catherine de Heilbronn, une figure de jeune fille que l’intelligence extraordinaire de l’auteur a réussi à revêtir, artificiellement, d’un charme irrésistible de douceur et de pureté virginales, de telle façon que la petite Catherine, avec sa résignation souriante à la force d’amour surnaturelle qui s’est emparée de tout son être, prend à bon droit sa place, dans notre souvenir, à côté des plus touchantes héroïnes jaillies du cœur enflammé d’un Goethe ou d’un Richard Wagner.

Des qualités analogues se retrouvent dans les « nouvelles » d’Henri de Kleist, justement regardées par la critique allemande comme des modèles de simplicité et de précision narratives. Mais s’il est certain que l’œuvre dramatique du jeune écrivain brandebourgeois restera toujours, désormais, au premier rang de la scène nationale, je ne crois pas que le public allemand s’accoutume jamais à lire et à goûter ses nouvelles. On y devine trop que l’auteur ne perçoit et ne sent qu’avec son cerveau : impassible, au fond, en présence des péripéties douloureuses qu’il combine et raconte avec tout l’art d’un Mérimée romantique. C’est décidément au théâtre qu’Henri de Kleist pouvait le mieux tirer profit de tous les avantages que lui offraient l’étonnante richesse de son invention et cette fièvre intellectuelle, — cette « encéphalite, » suivant l’heureuse expression de Renan, — qui de tout temps l’avait dévoré. Tel qu’il a été, l’Allemagne a raison d’admirer en lui le plus original de ses dramaturges ; et il ne nous faut pas moins que le souvenir du mélange naïf de joie et d’orgueil avec lequel il a lui-même couru au-devant de la mort, pour nous faire paraître excusable l’enthousiasme déployé par ses compatriotes, ces jours derniers, à fêter le centenaire d’une catastrophe qui, le 21 novembre 1811, les a privés sans doute d’une longue série de nouveaux Prince du Hambourg et de nouvelles Catherine de Heilbronn.

T. de Wyzewa.