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oublier les pires souffrances d’un monde que, de tout temps, il s’était accoutumé à mépriser de très haut : sans compter que maintes personnes influentes et riches, émues de son malheur ou séduites par son génie, lui témoignaient un intérêt de plus en plus vif, dont la preuve nous est encore fournie par les démarches qu’a tentées sa cousine, la comtesse Marie de Kleist, pour lui faire parvenir une grosse somme d’argent, au moment où déjà il s’était, en quelque sorte, évadé de terre, et ne songeait plus qu’à se nourrir du rêve charmant de sa prochaine envolée dans la mort. Cet argent, que sa riche et généreuse cousine a vainement tâché à lui remettre, — sans pouvoir découvrir la retraite où il s’était caché pour échanger avec Henriette Vogel des « billets doux » de collégien en vacances, — cet argent était à lui, et lui avait été donné par une de ses sœurs : ce qui nous permet de supposer que, de ce côté-là non plus, toute espérance ne lui avait pas été aussi absolument fermée qu’il s’était complu à l’imaginer. Mais je jurerais que, si même cet argent lui était parvenu, et si même le ministre Hardenberg lui avait accordé un emploi formellement promis, — emploi que le retour à Berlin de son influente cousine aurait sans doute bientôt réussi à lui procurer, — Henri de Kleist ne s’en serait pas moins obstiné à « rendre le service » promis naguère par lui, de son côté, à l’insignifiante petite bourgeoise torturée par les souffrances de sa maladie. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas le désespoir qui a tué cet écrivain romantique, ni le désespoir ni l’amour, ni peut-être l’honneur, et son attachement à s’acquitter d’une promesse solennelle : mais bien l’enthousiasme où l’a sur-le-champ transporté la perspective d’une aventure audacieuse, et singulière, et « romantique » entre toutes, dépassant en imprévu dramatique jusqu’aux inventions les plus étonnantes de sa Penthésilée et de sa Bataille d’Arminius, de sa Catherine de Heilbronn et de son Prince de Hombourg !


Le Prince de Hombourg, la dernière en date de ces pièces de Kleist, surtout, nous révèle avec une netteté singulière la conception très originale que ce puissant dramaturge se faisait de la vie. Le jeune prince de Hombourg, neveu et élève favori du Grand Électeur de Brandebourg, a valu à celui-ci, par son courage et son génie militaire, une importante victoire sur l’armée suédoise : mais il n’a décidé ainsi du sort de la bataille qu’en désobéissant, de la manière la plus expresse, aux ordres qu’il avait reçus de son maître ; et celui-ci, après l’avoir remercié autant qu’il conversait, s’est cru tenu de