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de ce passe-temps un peu ridicule, — qui fait songer aux divertissemens de deux condamnés à mort dans leur cellule, — tous les endroits des dernières lettres de Kleist où il fait mention d’Henriette Vogel prouvent assez combien celle-ci lui était indifférente, sauf pour elle, peut-être, à s’être complaisamment laissé décevoir par les quelques mots de tendresse qu’elle obtenait de lui. C’est ailleurs, évidemment, que doit être cherchée la cause authentique du suicide d’Henri de Kleist ; et il va sans dire que tous les biographes du poète ont cru la trouver dans un désespoir trop pleinement justifié par dix années d’incessans et lamentables échecs.

Que ces échecs aient été rendus inévitables par le caractère d’Henri de Kleist, son humeur farouche, son impatience de la moindre servitude, sa profonde ignorance de toute réalité, cela ne les empêche pas d’avoir été, à coup sûr, suffisamment douloureux pour pousser au désespoir l’âme la mieux trempée. Dans une notice nécrologique publiée au lendemain de la mort de Kleist, Adam Muller affirmait que son ami était mort de la découverte de son impuissance à se faire apprécier du public allemand. Oui, et il y avait eu aussi, s’ajoutant chez lui à la constatation de son insuccès littéraire, la désolation plus expresse encore que devait lui avoir causée son impuissance absolue à se mettre en possession du moindre gagne-pain. Après avoir refusé longtemps de vivre d’autre chose que du revenu de ses œuvres, le poète, pendant ses deux dernières années, avait humblement sollicité un emploi. Il avait dirigé un petit journal, qui bientôt, pour subsister, avait dû devenir une feuille « officieuse ; » et l’infortuné avait même été réduit à certains procédés qui auraient aujourd’hui de quoi discréditer sa mémoire, si l’effroyable détresse où il était plongé ne lui avait, plus ou moins, enlevé toute conscience de la portée de ses actes. Et puis son journal était mort, et toutes les recommandations qu’il avait mendiées n’avaient pu réussir à lui procurer ni une place, ni le plus faible secours. Il s’en était allé implorer la pitié de ses sœurs, à Francfort-sur-l’Oder, sa ville natale : ses sœurs l’avaient traité comme un va-nu-pieds, la honte de sa famille, et l’avaient renvoyé sans lui rien offrir.

Impossible d’imaginer une situation plus affreuse : mais tout ce que nous connaissons du tempérament de Kleist ne nous en rend pas moins assez difficile d’admettre que, sur un homme tel que celui-là, les humiliations et les coups de la vie réelle aient pu exercer assez d’action pour l’amener à se donner la mort. Le projet, la mise au point d’un roman ou d’un drame auraient toujours suffi à lui faire