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UNE TOUFFE D’HERBE


J’étais assis à l’ombre et je regardais l’herbe,
L’herbe haute en été, fraîche, épaisse et superbe
Avec ses mille fleurs d’or, azur, vermillon,
Frémissantes sous les baisers du papillon,
Tandis qu’au-dessus d’elle incessamment tournoie
Le cercle bourdonnant des moucherons en joie.
Dans ce fouillis touffu mes yeux, avec stupeur,
Inquiets et braqués comme ceux du trappeur
Sondant la forêt vierge aux ravins des Antilles,
Découvraient, à travers les confuses broutilles,
Grimpant, rampant, courant ou volant, sans répits,
Pour vivre ou s’éjouir, parmi les longs épis,
Graines et fruits pendus aux minces folioles,
Tout un peuple affairé d’étranges bestioles,
Plus varié de taille, habits, forme et couleurs
Que le monde charmant des oiseaux et des fleurs.
Et plus mon regard plonge, et s’enfonce, et circule,
En ce dédale vert, plus je vois qu’y pullule,
Comme aux jours de labeur en nos vastes cités,
Une foule en rumeur d’ouvriers agités,
Tous plus ou moins armés pour l’œuvre ou la bataille,
De becs, griffes et crocs, outils faits à leur taille,
Se hâtant, comme nous, par des instincts divers,
Vers quelque but, utile ou vain, juste ou pervers.
Pas un qui ne besogne, et trime, et se démène,
Les naïfs en tremblant, mais les malins, sans peine,
Perçant la brousse et se renversant sur le dos
Pour charroyer plus lestement leurs lourds fardeaux,
Gymnastes exercés, sautant d’un geste alerte
Sur la branche, ou glissant par l’écorce entr’ouverte,
Les uns, rêveurs et lents, les autres agressifs
S’embusquant dans le sable, ainsi qu’aux noirs récifs
Des pillards de la mer à l’affût d’un naufrage,
Afin de détrousser le plus faible au passage :
Chez tous, même égoïsme et même activité
Que dans notre anxieuse et triste humanité.