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À travers la campagne, en laissant, sur le bord
Des chemins, tomber ceux que leur fatigue endort.
Les Immortelles même allaient se sentir lasses,
Quand leur maître leur dut crier de faire grâces
À tous ces affolés par des plaisirs nouveaux
Trop brusques et trop vifs pour leurs faibles cerveaux.

Hélas ! Elles ont beau s’arrêter et se taire,
En vain l’apaisement du soir descend sur terre ;
Rien n’y fait. Haletans, meurtris, boiteux et lourds,
Il en est qu’on entend au loin chanter toujours,
Oublieux du repos, du manger et du boire.
L’enchantement dura jusque dans la nuit noire,
Semant les monts, les prés, les plages et les bois,
De corps agoni sans et de cadavres froids
Sur lesquels, flotte encor le suprême sourire
D’une sublime extase et d’un joyeux martyre…
Les Muses, en pleurant, durent compter les morts.

Zeus, bon père, dit-on, pour calmer leurs remords,
Voulut bien ranimer les défunts, et leur rendre
Une autre vie, avec une ivresse plus tendre.
C’est lame de ces morts qui vibre aux corps chantans
Des cigales qu’on voit, tant que rit le beau temps,
S’agiter, en choquant leurs cymbales sonores,
Aux branches des lauriers, cyprès et sycomores,
Sans boire et sans manger, et sans rien souhaiter
Qu’un soleil éternel pour le toujours fêter.
Ce sont (car les Neuf sœurs obtinrent que, comme elles,
Ces chanteuses d’amour devinssent immortelles)
Celles que l’on entend encor sous tous les cieux
Où survit de l’Hellade un rêve harmonieux,
Aux bois de l’Esterel comme aux rocs du Parnasse,
Troupe toujours en joie, éveillée et loquace,
Comme aux jours chauds où, sous les platanes feuillus,
Dans le cours d’une eau fraîche allongeant leurs pieds nus,
Platon, Phèdre et Socrate écoulaient leur histoire,
Les priant de porter aux Filles de mémoire
Leurs sermens d’amour pur et leurs respects pieux,
Pour que leur nom devînt, par elles, glorieux.