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parties. Elle leur croyait de grands torts réciproques. Elle aimait sa mère sans l’estimer, et elle estimait son père sans l’aimer. En réglant sa conduite sur ces sentimens, elle eût entrepris sans délai de soustraire la marquise à la direction de Lanséguë si, au moment de l’essayer, elle n’avait eu à défendre sa propre dignité.

L’Ami des Hommes, pour mater au plus vite cette fille qui prétendait lui faire la loi, avait préparé les ministres, — presque tous ses amis, — à décerner contre elle une lettre de cachet, en leur montrant sous le manteau, suivant un procédé qui lui réussissait depuis dix ans contre sa femme, un dossier accablant dont la lettre incestueuse de Mirabeau était à présent la pièce capitale. Son étonnante confidence était venue aux oreilles de la marquise, sans doute par l’indiscrétion d’un ministre à elle tout dévoué, M. de Sartine. Louise convainquit aisément sa mère de son innocence ; mais ce n’était pas l’essentiel. L’essentiel était d’anéantir l’effet de ce papier odieux, et d’abord de le découvrir, de s’assurer de son authenticité, de se rendre compte s’il signifiait vraiment ce qu’on lui faisait dire. On ne savait rien au juste de sa provenance, sinon que les inspecteurs de police Muron et de Bruguières l’avaient reçu de la famille de Sophie de Monnier en passant à Dijon, au retour de leur expédition manquée, et l’avaient rapporté à l’Ami des Hommes pour unique trophée. Louise se mit à la recherche de Bruguières et le retrouva. Il lui fit une description et une analyse si détaillées de ce document que c’était à peu près comme si elle le voyait. Elle ne put plus douter de sa gravité ; et Briançon écrivit sur-le-champ à Mirabeau pour lui en demander raison.

Mirabeau fut bien aise d’être loin, au reçu de la diatribe de Pylade. Mais, en la relisant avec attention, il observa que Briançon commençait par déclarer qu’il avait en mains la lettre incriminée, et finissait par dire qu’il comptait seulement l’avoir avant peu : donc, il ne l’avait vue ni lue, elle n’était pas sortie du portefeuille de l’Ami des Hommes, et comme elle déshonorait également sa famille et celle de Sophie, il était invraisemblable qu’on la produisît jamais publiquement, ni qu’on la soumît aux confrontations d’écriture indispensables pour en faire une pièce probante en justice. Il n’y avait qu’à en nier l’existence et à l’arguer de faux par moyen subsidiaire. En