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penchant pour la poésie philosophique ; au contraire, il trouve que j’excelle à rendre les conceptions philosophiques ; il a loué la pureté de mon style. « C’est, a-t-il dit, du Racine de notre temps, Racine élevé à l’école de Victor Hugo. » II a plaisanté la froideur platonique ( ? ) de mes amours ; il trouve que je sens en homme né riche qui n’a pas eu de luttes cruelles à soutenir et que, par suite, je n’ai pas de violence passionnée. Je suis un équilibré. Il a commis des erreurs biographiques, n’ayant point de détails précis sur ma vie et s’étonnant fort que mon nom ne soit pas dans Vapereau. Léon m’a dit qu’il avait touché lourdement aux choses délicates, mais que la plus grande sympathie avait animé ses appréciations, qu’il s’était même servi à plusieurs reprises du mot génie, et qu’il n’a fait que juste les réserves nécessaires pour donner plus d’autorité à ses louanges. En somme, bon résultat. Dreyfus m’avait demandé le manuscrit de mon poème pour qu’il y jetât les yeux. Il l’a annoncé comme très étrange ; il n’a pu en parler avec étendue, car il n’avait eu qu’à peine le temps de le feuilleter.

J’ai passé une heure chez Gaston hier ; Taine y était ; j’avais lu la moitié de ses épreuves ; il m’a demandé mon impression et je lui ai dit qu’il serait accusé d’être un déterministe (fataliste) inconséquent. En effet, il règne un ton de malveillance dans son exposé des excès populaires peu compatible avec l’aveu qu’il a fait des excès de puissance et des abus du régime féodal. Dans son premier volume, il a parfaitement analysé les causes des désordres futurs, ces causes étant toutes dans les fautes et les crimes des classes dominantes ; on s’étonne qu’il déverse la responsabilité sur les classes inférieures dont l’ignorance et la férocité ne sont, au fond, que l’œuvre du régime tombé. Je lui ai dit qu’il eût fallu choisir entre sa philosophie, qui est fataliste et par conséquent indifférente à la qualité morale des actions, et sa répugnance pour les procédés révolutionnaires. Il y a inconséquence de la part d’un déterministe à blâmer ce qu’il a expliqué par des conditions fatales. Il m’a répondu que, dans sa pensée, il concilie très bien le déterminisme avec la responsabilité. Mais je n’ai été nullement satisfait de la manière dont il prétend opérer cette conciliation que Spinoza lui-même n’a pas même tenté de chercher.

Je lui ai reproché aussi son hostilité contre les idées générales, comme si toute action particulière ne dérivait pas d’une